Le président ivoirien Alassane Ouattara a annoncé, ce 21 décembre, aux côtés d’Emmanuel Macron, la disparition prochaine du FCFA au profit de l’éco, en Afrique de l’Ouest. La devise créée en 1945 par la France dans les deux régions africaines de son empire colonial circule dans 14 pays d’Afrique de l’Ouest et centrale qui forment la « zone franc », en plus des Comores. Soit 173 millions d’habitants. Depuis les indépendances, elle a évolué en ne cessant de faire débat.

Le franc des Colonies françaises d’Afrique (CFA) est né par décret, en même temps que celui des Colonies françaises du Pacifique (CFP, Indochine), le 25 décembre 1945. Ce jour-là, le gouvernement provisoire de la France dirigé par le général de Gaulle ratifie les accords de Bretton Woods. Il fait sa première déclaration de parité franc-dollar au tout nouveau Fonds monétaire international (FMI). Il s’agit d’une mesure technique sans grand débat, comme le signale l’intitulé du décret, « fixant la valeur de certaines monnaies des territoires d’outre-mer libellées en francs ».

La « zone franc » créée de facto par la France avec ses colonies, où elle émet localement des monnaies qui portent le nom de « franc », a déjà été officialisée en 1939, par le biais d’un autre décret instaurant le contrôle des changes en métropole et « Outre-Mer ». Cette zone se trouve scindée en deux en 1945 : l’inflation a été moins forte dans les colonies durant la Seconde Guerre mondiale que dans la métropole. Du coup, lors de sa création, le franc CFA est plus fort que le franc français (FF), puisqu’il vaut 1,70 FF. Il repose sur quatre grands principes : parité fixe garantie par le Trésor public français, convertibilité et liberté des flux de capitaux dans la zone franc, en plus de la centralisation des réserves de devises des instituts d’émissions locaux, déposées auprès du Trésor public français. Lorsque le franc français est dévalué le 17 octobre 1948 par rapport au dollar, la valeur du CFA se renforce encore, de manière mécanique. Elle passe à 2 FF.

Les indépendances

Au moment des Indépendances, les choses se compliquent. En 1954, l’Indochine disparaît et avec elle le CFP. Le Vietnam, le Laos et le Cambodge vont créer leurs devises respectives, le dong, le kip et le riel. Le Maroc et la Tunisie, indépendants en 1955 et 1956, remplacent les francs « tunisien » et « marocain », l’un en restaurant le dirham en 1959, l’autre en frappant sa monnaie, le dinar, en 1958. L’Algérie, colonie française de peuplement où le franc français se trouve en circulation, instaure le dinar en 1964, deux ans après son indépendance.

Des dinars tunisiens. La monnaie a été mise en place en 1958. © Getty Images/Veronica Garbutt

En 1958, le « non » de la Guinée de Sékou Touré à l’Union française proposée par De Gaulle signifie une sortie de la zone franc, accomplie en 1960 avec la création d’un « franc guinéen ». Cette devise coupe les ponts avec l’ex-métropole, contrairement à ce que laisse supposer son nom. Au Mali de Modibo Keïta, le Parlement refuse de signer en mai 1962 le traité portant création de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA), qui deviendra l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), en 1994. Le pays sort dans la foulée de la zone franc et fait fabriquer le « franc malien » en Tchécoslovaquie. Il rejoindra la zone franc bien plus tard, en 1984. Quant au président du Togo fraîchement indépendant, Sylvanus Olympio, il rejette aussi le traité UMOA et entend battre monnaie. Il est assassiné le 13 janvier 1963, dans des conditions restées mystérieuses, au moment où sont publiés les statuts d’une Banque centrale togolaise qui ne verra pas le jour.

De son côté, le CFA ne change pas d’acronyme, mais devient en 1958 le franc de la « Communauté française d’Afrique ». Après les indépendances, en 1962, son « F » correspond plutôt à « la Communauté financière d’Afrique » dans l’UMOA (Côte d’Ivoire, Dahomey, Haute-Volta, Niger, Sénégal, Togo). Nuance : le même franc est celui de la « Coopération financière en Afrique centrale » pour les membres de l’Union monétaire de l’Afrique centrale (UMAC), Cameroun, Gabon, Congo-Brazzaville, République centrafricaine et Tchad. Si l’on parle de CFA partout, la devise est scindée en deux, chaque région ayant son code ISO international, XOF et XAF. Les deux CFA sont convertibles avec toutes les devises, ainsi qu’entre eux. Le franc comorien (KMF) fait partie de la famille, en tant que cousin éloigné de la zone franc.

Nouveau franc français et vent de fronde

Lorsque le nouveau franc français est créé en janvier 1969 par le général de Gaulle, pour une valeur de 100 anciens francs, le CFA change encore mécaniquement de valeur, passant de 2 à 0,02 FF. Les critiques de la période des indépendances ressurgissent. L’économiste égyptien Samir Amin préconise en 1969, dans un rapport qui porte son nom, le passage à des monnaies nationales, avec le CFA comme monnaie commune et non plus unique. Il reprend des recommandations déjà faites en 1960 par le Sénégalais Daniel Cabou, gouverneur de Saint-Louis, qui plaidait pour une « union africaine des paiements ».

Un mouvement de fronde part de la fin de la convertibilité du dollar en or, décidée par Nixon en août 1971, mettant fin au régime de change fixe hérité de Bretton Woods. À partir de cette date, le dollar se met à fluctuer. « Les Africains se disent qu’avec la hausse des cours des matières premières, ils perdent au change en raison de la parité fixe et non flottante du CFA par rapport au FF, explique l’économiste togolais Kako Nubukpo, de manière factuelle, sur un sujet qu’il connaît bien, étant l’un des principaux détracteurs actuels du CFA. Ils aspirent à une monnaie plus forte qui leur permettrait d’importer plus. »

Le président du Niger Hamani Diori, qui avait commandé le rapport Samir Amin, est soutenu par le Congo-Brazzaville, le Cameroun et le Togo. Il demande en janvier 1972 à Georges Pompidou, son homologue français, une réforme de la zone franc. La fronde incite la Mauritanie à quitter la zone pour créer l’ouguiya, et Madagascar à rétablir l’ariary en lieu et place du franc malagasy (ou « franc malgache ») en mai 1973.

La révision du système CFA est accordée en décembre 1973, mais pas dans les termes préconisés par Samir Amin, auteur de L’Afrique de l’Ouest bloquée, L’économie politique de la colonisation, 1880-1970 (Éditions de minuit, Paris, 1971). La principale mesure fait passer de 100 % à 65 % le niveau des réserves de devises placées auprès du Trésor français. La Banque ouest-africaine de développement (BOAD) est créée, avec son siège placé à Lomé, pour faire plaisir au général Eyadéma, qui a osé tenir tête à Pompidou sur le CFA lors d’une visite officielle, en novembre 1972. Le « rapatriement » des sièges des banques centrales africaines de la zone franc, situés rue du Colisée, dans le VIIIe arrondissement de Paris, est décidé. L’africanisation des cadres commence alors, même si physiquement, ce n’est qu’en 1977 que la Banque centrale des Etats d’Afrique centrale (BEAC) s’installe vraiment à Yaoundé et la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) en 1978 à Dakar.

La dévaluation du 12 janvier 1994

La Guinée équatoriale, seul pays hispanophone d’Afrique, entre dans la zone d’influence de la France et adopte le CFA en 1985, onze ans avant la découverte de ses gisements de pétrole. Sur le continent, les années 1980 sont celles de l’ajustement structurel, une mise au pas des pays endettés selon la doxa libérale en cours au FMI et à la Banque mondiale, avec dérégulation de l’économie et ouverture au libre marché. Cet effort d’ajustement réel est fait au prix de nombreux sacrifices, au lieu d’une dévaluation monétaire que rejettent les chefs d’État de la zone franc. Les salaires sont bloqués, les embauches gelées dans l’administration et des coupes claires faites partout, notamment dans les dépenses sociales.

La chute des cours des matières premières et la dépréciation du dollar, à partir de 1985, font que les recettes à l’exportation diminuent, mettant à mal les budgets, et par ricochet le niveau de la dette extérieure. L’échec de l’ajustement structurel conduit la France à envisager une dévaluation monétaire, sous les auspices du FMI, qui suspend son aide aux pays de la zone franc à partir de 1991. Dès août 1993, la convertibilité du CFA est suspendue, en raison des rumeurs de dévaluation, sur fond de fuite des capitaux hors de la zone franc. Il devient impossible de changer des CFA contre toute devise hors de la zone franc, et impossible de convertir des XOF en XAF, même dans la zone franc – une mesure contre la spéculation qui n’a jamais été levée par la suite. En septembre 1993, la « doctrine d’Abidjan », ou « doctrine Balladur » – du nom du Premier ministre français Edouard Balladur -, conditionne le soutien financier de la France à l’adoption de programmes du FMI.

Dévaluer ou pas ? Edouard Balladur est pour, mais le président ivoirien Félix Houphouët-Boigny est farouchement contre. Le président français François Mitterrand écoute les deux avis, mais ne tranche pas. En décembre 1993, la mort d’Houphouët donne les mains libres aux partisans de la dévaluation. Sous couvert d’un sommet des chefs d’État de la zone franc au sujet d’Air Afrique à Dakar, une dévaluation de 50 % du CFA et de 33 % du franc comorien est imposée le 11 janvier 1994 à 14 chefs d’État africain, qui signent à contrecœur en présence de Michel Roussin, ministre français de la Coopération et de Michel Camdessus, directeur général du FMI. Du jour au lendemain, le CFA passe de 0,02 FF à 0,01 FF. Les populations des pays de la zone franc voient leur pouvoir d’achat divisé par deux. Des mesures d’accompagnement suivent, de même qu’un coup de fouet à l’exportation des matières premières, mais le choc est brutal.

Arrimage à l’euro en 1999 et polémiques

En 1997, c’est au tour de la Guinée-Bissau, ancienne colonie portugaise, d’entrer dans la zone franc, ce qu’elle demande depuis la fin des années 1980 pour sortir de sa spirale inflationniste (45 % en 1995). Au moment du traité de Maastricht, Paris a fait valoir le principe de « subsidiarité » pour continuer à gérer la zone franc, qu’elle ne peut plus réformer, en principe, sans consulter ses partenaires européens. Que signifie la subsidiarité ? « La responsabilité d’une action publique, lorsqu’elle est nécessaire, revient à l’entité compétente la plus proche de ceux qui sont directement concernés par cette action », renseigne Wikipédia. Le principal argument de la France en faveur du CFA : la stabilité économique et l’assurance d’une bonne gestion, en raison des critères de convergence en vigueur dans la zone franc, avec une inflation en principe limitée à 3 % par an, une dette publique qui ne peut pas dépasser 70 % du PIB et un déficit budgétaire limité à 3 % du PIB.

Les débats, portés entre autres par des économistes africains tels que Kako Nubukpo et Mamadou Koulibaly, opposant ivoirien, ont gagné en intensité en 2015, dans un contexte de croissance non inclusive en Afrique et de crise en Europe (dette publique en Grèce, campagne du Brexit). Ces économistes estiment que le CFA est trop fort, par rapport à la faiblesse des économies où il circule, et qu’il pénalise les exportations. Reprise par les tenants d’un certain nationalisme africain comme Kemi Seba, qui a brûlé un billet de FCFA en septembre 2017, la polémique ne fait qu’enfler, alors qu’elle ne devrait, en toute logique, ne pas avoir de raison d’être. Le sociologue sénégalais Lamine Sagna, spécialiste de l’argent, rappelle en effet que ces débats vont devenir caducs avec l’adoption de la monnaie commune ouest-africaine, l’éco, prévue par la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest pour 2020. Ce 21 décembre, le président Ouattara a donc annoncé, en présence du chef de l’Etat français Emmanuel Macron, que l’éco remplacera le FCFA prochainement en Afrique de l’Ouest.  Les huit pays de l’actuelle zone franc dans cette partie du continent vont, par ailleurs, couper les liens techniques avec le Trésor et la Banque de France, ils géreront eux-mêmes cette monnaie sans interférence de la France.

Source: RFI