ENTRETIEN. Dette, multilatéralisme et franc CFA ont illustré en ce mois de décembre un important changement de paradigme pour l’Afrique. Voilà pourquoi.

C’est un mois de décembre riche en événements économiques que l’Afrique est en train de vivre. Ceux-ci en disent long sur un continent dont les populations veulent prendre leur destin en main malgré des obstacles endogènes et exogènes qui se dressent sur leur chemin. Ce 21 décembre, le réaménagement adopté par la France et les huit pays ouest-africains de la zone franc est l’aboutissement de faisceaux convergents pour une plus grande indépendance financière et économique des pays de ladite zone par rapport à la France. Du changement d’appellation à la fermeture du compte d’opérations auprès du Trésor français, sans oublier le départ de représentants français des instances de gouvernance monétaire de la zone, ce sont 74 ans d’histoire monétaire entre la France et l’Afrique qui se ferment. Certes, il reste à voir concrètement comment le détachement de l’ancien statut et le glissement vers l’éco vont s’opérer, mais le doute n’est plus permis quant à une importante page qui se tourne.

Début décembre, le 2 exactement, la conférence de Dakar sur le thème Développement durable et dette soutenable : trouver le juste équilibre a ouvert le bal. À la directrice générale du Fonds monétaire international, au vice-président Afrique de la Banque mondiale, à côté desquels était présente la vice-secrétaire général des Nations unies, à l’initiative de la présidence du Sénégal et du Cercle des économistes, des chefs d’État et de gouvernement africains de la zone sahélienne ont répondu au consensus de Washington par le consensus de Dakar. Il s’est agi de dire aux institutions internationales bi et multilatérales, notamment celles de Bretton Woods, combien il était important, dans leurs critères pour juger les déficits, du risque africain et par suite de la pertinence à investir sur le continent, de tenir compte du choc terroriste ainsi que du choc climatique dans le nécessaire équilibre à trouver entre le niveau et la qualité de l’endettement et les initiatives pour promouvoir un développement véritablement durable. Autour de sept points, ils ont construit le consensus de Dakar qui répond clairement au consensus de Washington, qui a présidé aux critères dits de bonne gouvernance retenus par lesdites institutions pour contraindre, en échange de financements, les pays africains à appliquer des politiques économiques qui ont eu des impacts peu reluisants sur les plans social, structurel et même politique.

 

À Nairobi, les 9 et 10 décembre derniers, pour leur 9e sommet, des chefs d’État et de gouvernement des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique ont appelé à aller à contre-courant de la dynamique actuelle de bilatéralisme qui prévaut dans les relations économiques internationales. Au-delà de la volonté affichée de promouvoir le commerce équitable, de renforcer la dimension inclusive de la croissance économique, de mieux garantir la paix et la stabilité dans les pays du Sud, ils ont mis en exergue leur volonté d’encourager le multilatéralisme. Le thème choisi était d’ailleurs assez clair quant à ce parti pris : « Un groupe ACP transformé et engagé en faveur du multilatéralisme ». Fait notable : alors que le groupe des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique avait été constitué en 1975 pour accompagner le partenariat avec l’Union européenne, à l’époque Communauté économique européenne, il a surtout mis l’accent, les deux jours de décembre dans la capitale kényane, sur les voies et moyens de développer les échanges entre ses diverses composantes. Un signal fort d’indépendance et de quête de solutions nouvelles pour faire face aux nombreux défis de développement à relever. Partie prenante d’un panel ministériel sur le développement du contenu local dans les secteurs pétrole, gaz et mines lors du Forum des Affaires qui s’est tenu en marge du 9e sommet des chefs d’état ACP, Papa Demba Thiam*, d’origine sénégalaise mais chef de délégation suisse, consultant international et entrepreneur pour le développement des chaînes de valeurs, a accepté de parcourir avec Le Point Afrique le chemin économique de l’Afrique depuis les indépendances et de donner son sentiment sur la nouvelle donne qui prévaut actuellement pour l’économie africaine.

 

Le Point Afrique : Alors qu’on parle de l’Afrique comme de la nouvelle frontière économique, que peut-on dire de ce qui a caractérisé les économies des pays africains depuis les indépendances ?

Papa Demba Thiam : Les économies africaines ont été caractérisées par le manque d’autonomie dans la prise de décision. La plupart des gouvernements du continent ont géré des faiblesses au lieu de bâtir les économies de leurs pays sur leurs forces. Ils auraient pu développer des stratégies de croissance inclusive en investissant intelligemment leurs ressources publiques limitées pour construire des avantages comparatifs et les transformer en avantages compétitifs. Ceci aurait pu faire de l’Afrique aujourd’hui un marché émergent attractif pour des investisseurs privés en raison de ses opportunités économiques et de la transparence de son climat d’affaires. Malheureusement, la plupart des dirigeants africains ont opté pour des politiques de commercialisation des matières premières, dont les recettes ont ensuite été investies dans des activités de développement économique et social. Une approche typique des économies administrées par des fonctionnaires qui privilégient une fiscalité redistributive dont on connaît aujourd’hui les limites y compris chez les ex-colonisateurs qui l’ont inspirée. En Afrique, occupés à gérer les catastrophes avec l’aide d’institutions bilatérales et multilatérales qui en ont fait leur métier de base, les dirigeants ne sont ainsi pas toujours pas aux commandes de leurs économies. Par ailleurs, ayant confié leurs sources de revenus au marché, ils ont subi la « détérioration des termes de l’échange » que leurs gouvernements ont présentée à leurs administrés comme une fatalité.

Cela a souvent été à l’origine d’explosions sociales larvées ayant conduit, par exemple, à la mise en place d’un palliatif-filet de sécurité dans le cadre des relations commerciales entre l’Union européenne (UE) et les États membres du Groupe Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP) avec le mécanisme de Stabilisation des recettes d’exportations (STABEX). Ce mécanisme permettait à l’UE de compenser les États africains victimes de pertes de recettes commerciales provoquées par la baisse des cours des matières premières. Un instrument similaire avait aussi été créé pour les produits miniers (SYSMIN). Les dirigeants africains en étaient très heureux, sans réaliser que ces mécanismes conduisaient leurs économies à exporter des emplois dans les pays où les matières premières africaines étaient transformées, qu’ils permettaient en réalité de subventionner (indirectement) les industries de transformation des pays de l’UE qui importaient des matières premières africaines. Le comble, c’est qu’on a même vu des économistes être récompensés pour leurs travaux de recherche qui montraient le bienfait de ce type de relations de fabrique structurelle de pauvreté à long terme.

 

Mis en difficulté par la détérioration des termes de l’échange sur les matières premières et par une dette qui n’a pas arrêté de gonfler, les pays africains ont appliqué les recettes préconisées par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international. Le résultat est loin d’être probant. Quelle en est l’explication ?

Les cycles de sécheresse de la fin des années 1960 et du début des années 1970, le premier choc pétrolier de 1973 et la fin de Gold Exchange Standard, qui a introduit le régime des changes flottants, ont concurremment mis les modèles de financement du développement en Afrique à genoux. Surtout que les offices de commercialisation qui servaient d’interface dans les filières agricoles et minières se sont trouvés en situation de contribuer à résorber du chômage en recrutant dans l’administration alors que les circuits productifs n’étaient pas assez développés et assez compétitifs pour offrir du travail aux nouveaux diplômés. Ceci a contribué à fabriquer des bureaucraties endettées qui n’arrivaient même plus à contribuer aux budgets de fonctionnement des États, encore moins au financement du développement économique et social.

Dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage, l’activité a été découragée par des prix aux producteurs trop bas, ce qui a fait que paysans et éleveurs se sont tournés vers les cultures de subsistance avec ce que cela a comporté de conflits sociaux dans les zones rurales. Dans le domaine agro-industriel, les industries locales ne pouvaient plus s’approvisionner en Afrique en qualité, en qualité et à des prix qui rentrent dans leurs chaînes de valeurs de manière compétitive. Cette situation a acté et entériné une plus grande déconnexion entre l’industrie, d’une part, et l’agriculture et l’élevage, d’autre part. Un autre élément de fabrique de « structures de sous-développement » donc, à terme, de pauvreté structurelle.

Propos recueillis par Malick Diawara

 

Le Point AFRIQUE