Il faut se méfier des Sommets aux intitulés et conclusions trop lisses. Celui de Nouakchott qui a réuni mardi les dirigeants des pays du G5 Sahel (Mali, Mauritanie, Burkina-Faso, Tchad et Niger) ainsi qu’Emmanuel Macron et l’Espagnol Pedro Sanchez, en est l’exemple parfait. « Suivi de la feuille de route de Pau » était-il inscrit sur les grandes affiches à l’entrée du Palais des Congrès al-Mourabitoune, un complexe planté en plein désert à une dizaine de kilomètres de la capitale mauritanienne. De quoi endormir le plus passionné des Africanistes. Et pourtant.

 

Les murs de ce bâtiment aux finitions parfois incertaines ont (un peu) tremblé. Le prolongement de la réunion à huis clos entre les chefs d’Etat a d’ailleurs montré que la concorde n’était pas totale au sein de la coalition anti-djihadiste. «Les échanges ont été assez vifs», reconnaît-on ainsi à l’Elysée. Cible première des remontrances : le chef de l’Etat malien, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), à qui l’on reproche de laisser pourrir la situation politique dans son pays.

C’est le président français qui a visiblement ouvert le bal. «Tout le monde est d’accord sur le fait qu’il faut que ça bouge à Bamako, explique un membre de son entourage. Ça a été dit gentiment au début. Mais si les échanges restent feutrés et pleins de révérence alors c’est l’immobilisme assuré. Le président a donc parlé un peu plus fermement. »

Au cœur de la fâcherie élyséenne, il y a donc cette crise qui traverse actuellement le Mali. Depuis les élections législatives du printemps, maintenues malgré la Covid-19 et l’enlèvement du chef de file de l’opposition, IBK fait face à un mouvement de contestation inédit par son ampleur. Corruption, insécurité, atonie économique accentuée par la pandémie ont servi de combustibles aux manifestations qui ont secoué Bamako le mois dernier. Mais ce sont les tripatouillages post-électoraux qui ont mis le feu aux poudres.

Par un grossier «subterfuge», dixit l’Elysée, trente candidats, dont une dizaine du parti présidentiel, qui avaient d’abord été déclarés battus, ont finalement été repêchés. Parmi eux, Moussa Timbiné, le nouveau président de l’Assemblée nationale.

Au Mali, une paralysie des institutions

Après Emmanuel Macron, les présidents tchadien et mauritanien, Idriss Déby et Mohamed Ould el-Ghazaouani, ont embrayé sur le même sujet. Avec cette injonction faite à IBK : qu’il suive les recommandations de la délégation de la Cédéao formulées il y a quinze jours. Outre la formation d’un gouvernement d’union nationale, celles-ci requièrent une remise en cause, comprendre la démission, de tous les membres de la Cour constitutionnelle (cinq l’ont déjà fait) qui a validé l’inversion des résultats. Ensuite, les élections contestées des trente députés devront être annulées et rejouées. Avec le risque à peu près certain que le camp présidentiel et ses alliés perdent la majorité absolue à l’Assemblée.

À Nouakchott, le dirigeant malien aurait accepté de se plier aux deux dernières demandes. Suffisant pour faire retomber le souffle ? Le M5-RFP (Mouvement du 5-Juin-Rassemblement des Forces patriotes), le nouveau front anti-IBK, a d’ores et déjà rejeté les solutions de la Cédéao, les jugeant insuffisantes, et formulé ses propres propositions (réformes institutionnelles profondes, nomination d’un nouveau Premier ministre). Sans réponse satisfaisante de la part du pouvoir, il menace de retourner dans la rue le 10 juillet.

Pour Paris, il y a pourtant urgence à calmer le jeu. Car la crise politique a engendré une paralysie des institutions. Principal effet : le retour de l’Etat dans les zones les plus fragiles du pays a été stoppé net. La plupart des postes de préfets, juges, policiers ou instituteurs restent toujours vacants dans le Centre et le Nord, où les populations vivent sous la menace des groupes terroristes et des violences intercommunautaires.

L’absence d’administrations à l’échelle locale bloque aussi tout programme de développement, pourtant indispensable à l’action militaire. Les 800 projets prévus dans le cadre de l’Alliance Sahel, organe qui regroupe une partie des Européens, la Banque mondiale ou la Banque africaine de développement, sont au point mort ou presque.

Autre conséquence : les Accords d’Alger, signés en 2015 et censés être la clé à un règlement politique du conflit malien, sont passés au second plan. La situation n’était déjà guère reluisante : selon l’analyste du Crisis Group Mathieu Pellerin, 27% des dispositions des Accords ont été effectivement mis en œuvre, à peine plus qu’il y a trois ans.

L’inaction malienne pourrait enfin compromettre les acquis militaires de ces derniers mois. Car le tableau dressé à Nouakchott n’est pas que noir. Il est même beaucoup moins sombre qu’il y a six mois, lors du Sommet à Pau. À l’époque, treize soldats français de l’opération Barkhane venaient de perdre la vie dans un accident d’hélicoptères, les armées locales enchaînaient les déconvenues face aux djihadistes et désertaient leurs positions, notamment au Burkina-Faso et au Mali.

Sur le plan politique, les autorités de ces deux pays, soumises à la pression populaire accusant Barkhane d’être une force d’occupation, montraient de plus en plus de défiance à l’égard du parrain français. En réaction, Paris avait à demi-mot menacé de retirer ses hommes. Finalement, c’est l’inverse qui s’est produit.

Barkhane est montée en puissance, passant de 4.500 à 5.100 hommes, un effectif qui devrait rester constant « au moins jusqu’à la fin de l’année », selon une source militaire. Choix avait été aussi fait de concentrer les efforts dans la zone dite des trois frontières (entre le Mali, le Niger et le Burkina-Faso), où l’Etat islamique au Maghreb islamique (EIGS) étendait son emprise.

Élargir la coalition actuelle

Six mois plus tard, «les perspectives sont nettement plus positives», affirme-t-on à Paris, où sont mis en avant les «revers irréversibles» infligés à l’EIGS. «Nous avons inversé le rapport de forces», a même proclamé mardi Emmanuel Macron, sans doute un peu trop optimiste. Le mouvement fondamentaliste a, il est vrai, été affaibli, d’autant qu’il est entré dans une guerre fratricide avec le JNIM (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), son principal concurrent affilié à Al Qaida.

À l’Elysée, on se réjouit également d’une «réappropriation du terrain» par les armées sahéliennes. Les troupes maliennes et nigériennes ont chacune repris un poste qu’elles avaient délaissé. Autre succès majeur des dernières semaines : la «neutralisation» début juin par les forces spéciales françaises du chef d’Al Qaida au Maghreb islamique, Abdelmalek Droukdel.

Du côté de la force conjointe du G5S, forte de 5.000 hommes, il y a aussi eu du changement. L’ouverture d’un mécanisme de commandement à Niamey a permis une meilleure coordination entre les armées locales. Surtout, l’argent, réclamé depuis des mois par les chefs d’Etat sahéliens, est arrivé. 100 millions d’euros ont été débloqués. Ils ont permis la fourniture en équipements, notamment en véhicules blindés. Une deuxième tranche de 120 millions d’euros est prévue d’ici à l’été 2021.

Parallèlement, les pays du G5 et leur allié français ont poussé pour élargir la coalition actuelle. C’était d’ailleurs le sens de la présence de Pedro Sanchez à Nouakchott, mais aussi des interventions à distance d’Angela Merkel et de Giuseppe Conte pendant le Sommet. L’Espagne devrait ainsi s’investir davantage dans la formation, via le programme européen EUTM, mis en sommeil ces derniers mois en raison du coronavirus.

La chancelière, elle, devrait, dans les prochains jours devant son Parlement, confirmer une hausse de la contribution financière de l’Allemagne. Enfin, au-delà de l’annonce de l’ouverture d’une représentation diplomatique au Mali, le président du Conseil italien a confirmé la participation de son pays à la force européenne Takuba, qui regroupera des forces spéciales venant épauler sur le terrain les armées locales. Le projet, qui devrait être opérationnel à la fin de l’année voire au début de l’année prochaine, n’a pour l’instant attiré que l’Estonie, la Suède et la République tchèque.

Restent que toutes ces avancées sont entachées de graves allégations d’exactions imputées aux armées de la région. La semaine dernière, l’ONU annonçait que 589 civils avaient été tués au Centre du Mali depuis le début de l’année. Plus d’un tiers de ces morts sont attribués aux forces de sécurité et de défense nationales, accusées d’exécutions extrajudiciaires.

Ces «atrocités favorisent le recrutement par les groupes armé », expliquait lundi dans une tribune au Monde la directrice Afrique de l’Ouest de Human Rights Watch Corine Dufka qui pointait aussi du doigt le «silence gênant et honteux des gouvernements, de l’UE et l’ONU».

Il semblerait que ce point ait aussi fait l’objet de longues et rudes discussions à Nouakchott. Quatre des cinq pays du G5 Sahel sont concernés. «Nous avons listé très précisément deux ou trois cas par pays, documentés depuis plus d’un an», affirme une source française. Les dirigeants sahéliens se seraient engagés à la conduite d’enquêtes impartiales et à une prise de sanctions si nécessaires.

Dans la même veine, ont été abordées de façon musclée les violences intercommunautaires et plus particulièrement celles qui visent la communauté peule au Mali mais surtout au Burkina-Faso. À Paris, on craint que ces questions ethniques ne soient instrumentalisées durant la campagne pour les législatives burkinabé prévues à l’automne.

Ce contexte électoral inquiète pour une autre raison : «Il ne faudrait pas qu’il vienne casser la dynamique plutôt favorable et l’implication positive de Ouagadougou constatées ces derniers mois», souligne le diplomate de haut rang.

Après le Mali à Nouakchott, le Burkina-Faso pourrait bien occuper les discussions du prochain Sommet de la Coalition au Sahel, programmé début 2021.

Par Antoine Malo

Envoyé spécial à Nouakchott (Mauritanie)

Source : Nouvelle Libération