Modibo Mao Makalou, dont l’expertise est reconnue en matière économique et financière, au-delà des frontières du Mali, est titulaire d’un MBA International Business décroché aux Etats-Unis d’Amérique, plus précisément à The American University de Washington, D.C, après une Maîtrise en sciences économiques de l’Université de Montréal, entre autres diplômes obtenus. Du haut de ses 54 ans, il affiche une vie professionnelle bien remplie, avec des références qui englobent de prestigieuses multinationales et des organisations internationales. Mais nous retiendrons surtout que, de janvier 2004 à février 2017, il fut Responsable de la conception et du suivi-évaluation des politiques et stratégies de développement et de la gestion de l’aide extérieure au sein de la Mission de Développement et de Coopération de la Présidence de la République, à Koulouba, avant de devenir le Coordonnateur de l’Unité de Partenariat Public-Privé à la Primature du Mali. Dans cet entretien exclusif, il décortique la problématique du franc CFA et démontre, arguments à l’appui, que trop de fausses informations sont diffusées sur cette question.

Aujourd’hui-Mali : Il y a des gens qui pensent que la problématique du Fcfa est une question éminemment politique, alors que d’autres continuent de soutenir que cela relève de l’économie. Qu’en pensez-vous ?

Modibo Mao Makalou : Question très pertinente ! Vous savez, c’est Thomas Jefferson, troisième président des Etats-Unis d’Amérique, qui disait : celui qui contrôle l’argent de la nation contrôle la nation. La monnaie est donc un instrument de souveraineté. Battre monnaie, c’est un pouvoir régalien de l’Etat et si vous n’êtes pas un Etat, vous ne pouvez pas battre monnaie. Mais ça n’a pas toujours été comme cela car même aux Etats-Unis d’Amérique et ailleurs dans l’Empire coloniale, c’étaient les compagnies privées qui émettaient la monnaie, mais sous le contrôle de l’Etat.

Rappelons qu’en France, c’est Napoléon qui a créé la Banque de France au début du 19è siècle.

La monnaie, c’est éminemment politique parce que la politique monétaire fait partie de la politique économique générale. La politique monétaire et la politique budgétaire ou fiscale sont les deux leviers sur lesquels s’appuient le gouvernement, l’objectif étant l’amélioration des conditions des populations, le plein-emploi, la baisse de l’inflation, c’est à dire l’augmentation du pouvoir d’achat.

A votre avis, le débat entretenu autour du franc CFA est-il opportun, si l’on sait que la Cédéao et l’Union africaine travaillent, chacune de son côté, pour la création d’une monnaie unique, avec un agenda établi ?

Vous savez, le projet de Fonds monétaire africain et de Banque centrale africaine avaient été émis depuis les pères-fondateurs de l’Organisation de l’unité africaine (OUA). C’était un de leurs grands objectifs et Kwame Nkrumah, qui était vraiment le maître d’œuvre de cette unité africaine, disait que “L’Afrique doit s’unir ou périr”.Cela veut dire que, soudés, les Africains peuvent représenter une puissance importante à l’échelle internationale. Aujourd’hui, nous sommes 1 milliard 250 millions d’Africains. Donc nous serions, après les Chinois et les Indiens, la troisième nation au monde, en terme de population, mais aussi en terme de Produit intérieur brut (PIB). Malgré nos lacunes, notre manque d’industrialisation et de progrès économique, nous serions la 5è ou la 6è nation en terme de puissance économique déjà au niveau du PIB, devant la France et probablement au même niveau que l’Inde ou tout juste devant l’Inde, si les Africains s’unissaient et étaient arrivés à faire des économies d’échelle, à créer un marché intérieur important pour commercer entre eux, échanger entre eux et avec les autres ; s’imposer plutôt que subir les termes de l’échange, en sortant de l’économie de traite, l’économie coloniale dans laquelle nous sommes encore de nos jours en exportant des matières premières brutes pour importer des produits manufacturés, ce qui ne peut être à notre avantage.

Et tenez-vous bien, même pour la nourriture, nous ne sommes pas souverainement indépendants. L’Afrique importe un tiers de la nourriture consommée sur le continent, alors que nous avons 60% des terres arables au monde. C’est scandaleux ! Nous avons l’eau, les terres arables, les personnes, les techniques…qu’est-ce qui nous empêche de développer notre agriculture ? Et la première révolution industrielle s’est faite autour du développement agricole. Nous, nous n’avons pas encore atteint cela et les gens sont en train d’entrer dans la quatrième révolution industrielle. Tout se tient car c’est en faisant la révolution industrielle que les modes de production changent, les compétences changent, les modes de pensée et d’agir changent aussi. Et nous avons besoin de faire cette révolution agricole. Malgré la Déclaration de Maputo, que les pays africains devront consacrer 10% de leur budget à l’agriculture, il n’y a qu’une poignée de pays qui ont atteint cet objectif.  Il faut vraiment que les Africains revoient leurs priorités, se mettent ensemble.

Mais l’Agenda 2063 de l’Union africaine me réconforte parce que la vision y est, les politiques y sont et je pense que c’est un outil important, auquel les Africains devraient accorder la plus grande importance.

La mise en œuvre de la monnaie unique de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, donc la Cédéao, a été reportée cinq fois. L’Union monétaire ouest africaine, l’Umoa donc, avec le franc CFA, fait partie de la Cédéao. Le problème majeur dans l’harmonisation entre l’Umoa et la Cédéao se trouve au niveau des convergences et politiques économiques. Cela pose beaucoup de difficultés, surtout avec le géant nigérian qui constitue 70% du PIB de la Cédéao et qui ne parvient pas à exorciser ses propres démons car il y a pas mal de travail à faire pour la gouvernance économique et financière, mais aussi politique, au niveau de ce pays qui est le leader naturel de la Cédéao. Je pense que si monnaie unique il devrait y avoir, ce serait d’abord les pays qui ont en commun le franc CFA qui vont commencer et ensuite les autres suivront. Le Ghana a quand même montré beaucoup d’entrain à rejoindre le franc CFA. D’ailleurs pour la création de la nouvelle monnaie, le leadership a été confié au président du Ghana, Nana Akufo-Ado et au président du Niger, Mahamadou Issoufou, concomitamment.

Mais mis à part les discours des néo panafricanistes, que peut-on réellement reprocher au système monétaire de l’Umoa aux plans financier et économique ?

J’ai essayé un peu de faire l’historique du franc CFA. La zone Franc, en tant que telle, date formellement après l’éclatement de la 2è guerre mondiale. Je crois, entre le 3 et le 4 septembre 1939, lorsque la guerre a éclaté, il y a eu une politique de contrôle des changes qui a été instaurée en France et en Grande Bretagne. Et c’est en réalité pour voir comment contrôler les ressources des colonies. Et c’est là que la zone Franc a formellement débuté, ais en ce moment c’était le Franc des colonies africaines.

Mais nous ne sommes plus dans ce cadre car le Franc s’est métamorphosé. En 1962, les pays de l’Afrique de l’ouest ont signé avec la France un traité qui s’appelle le Traité de l’Union monétaire ouest africaine, en abrégé Umoa. A partir de là, c’est une zone monétaire qui a été mise en place en Afrique de l’Ouest, instaurant la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Bceao). Après cela, les accords de coopération entre la France et les pays de l’Umoa ont suivi et ces accords ont été signés en décembre 1973, avant d’être modifiés en 2007. Ce sont ces accords-là qui tiennent jusqu’à nos jours. C’est en 2002 qu’on a fêté les 40 ans de l’Umoa donc on ne peut parler de monnaie coloniale. Nous étions en partenariat avec un pays, la France, mais maintenant c’est avec l’Europe parce qu’en 1998 quand l’Euro a été créé et avant sa mise en œuvre effective, c’est le Conseil européen de l’Union européenne qui a approuvé que le Franc CFA soit rattaché à l’Euro.

Même si le compte d’opération se trouve au niveau du Trésor français, cela a été approuvé par le Conseil européen de l’Union européenne, après avis de la Banque centrale européenne.

Mais vous savez, le Trésor français garantit la conversion illimitée de Franc CFA en Euro. Moi, en tant qu’économiste, j’essaie de ne pas voir les aspects péjoratifs ou politiques de cet accord, mais je vois les avantages que nos pays peuvent en tirer. Le plus important, c’est le contenu des accords, notamment la contrepartie que ce compte d’opération fournit.

Justement, à ce niveau la question est : faut-il rester dans la zone Franc et améliorer le système ou faut-il carrément en sortir pour espérer un développement économique de nos Etats ?

Avant de dire on va sortir, on va rester, il faut d’abord faire le diagnostic. C’est-à-dire voir quels sont les avantages et les inconvénients des accords de coopération précités, et de l’Union monétaire ouest africaine. Selon une étude qui vient de sortir de la Banque africaine de développement, toutes les monnaies africaines ont perdu entre 20 et 40 % de leur valeur depuis 2015 contre le dollar américain, en dehors du FCFA. Et la monnaie, c’est le pouvoir d’achat des populations. Dans nos Etats, nous avons un problème de base qui est le déficit de la balance des paiements parce que nous achetons à l’extérieur, plus que nous ne vendons à l’extérieur. Et lorsque nous achetons à l’extérieur, il faut convertir notre monnaie en monnaie internationale pou que l’acheteur puisque l’accepter, et c’est là que le compte d’opération rentre en compte.

C’est un compte courant de la Bceao ouvert dans les livres du Trésor français. En réalité, c’est un soutien automatique à la balance des paiements.

Mais quand les pays ont épuisé leurs réserves de change au niveau du Trésor français, ils ne peuvent plus donc s’adresser au Trésor français et demandent l’assistance au Fonds monétaire international, comme vient de le faire ce grand pays de l’Afrique centrale. Le FMI et la Banque mondiale viennent avec leurs conditionnalités. On vous donne cette assistance pour combler votre balance des paiements, mais avec des conditionnalités. Par exemple, on va vous demander de réduire vos dépenses, de faire des corrections, des réformes, voire même d’appliquer des plans d’ajustement.

Vous voyez que le compte d’opération ne demande pas cela. La contrepartie du compte d’opération qui me gêne un peu, c’est la présence de l’Etat français au niveau du Conseil d’administration de la Bceao, au niveau du Comité de politique monétaire. Je pense qu’on devrait pouvoir trouver un arrangement pour que les garanties nécessaires puissent être données à la partie française, sans qu’elle siège au niveau de la Banque centrale qui est notre intimité, notre pouvoir de souveraineté.

Mais justement, c’est cet aspect qui heurte beaucoup les gens à l’heure actuelle !

Oui, c’est vrai, mais c’est dans la symbolique. Vous savez, les banques centrales sont de grandes muettes. Le président Modibo Keïta disait que ça fait deux attributs de la souveraineté : la défense et la monnaie. Et ls deux sont de grandes muettes. Vous le savez très bien car on dit que l’argent n’aime pas le bruit. Un directeur de banque centrale qui parle, il n’y en a pas beaucoup. Les banquiers centraux communiquent très peu car tout ce qu’ils disent peut avoir un impact sur l’économie et sur la vie d’un pays. Il y a donc beaucoup de choses qui se disent et qui ne sont pas des réalités. Ce sont des fantasmes, des contrevérités.

La Banque centrale ne communique pas trop là-dessus, ce n’est pas son rôle certes, mais il faut qu’elle se modernise pour mettre en place des outils de communication qui permettent aux gens d’être informés sur son travail.

Je précise que la Bceao, c’est l’institut d’émission. Le CFA, c’est notre monnaie. La masse monétaire est contrôlée et régulée par la Bceao. Ce sont nos pays qui délèguent à la Bceao la mise en œuvre de la politique monétaire.

Mais ne pensez-vous pas que qu’en prenant en compte les problèmes de gouvernance qui se posent dans nos Etats, les mécanismes de la zone Franc se trouvent bénéfiques pour nos économies ?

Très bénéfiques ! Vous voyez, les Etats financiers de la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’ouest sont certifiés, ils sont transparents. A la date d’aujourd’hui, on peut savoir combien contient le compte d’opération car les Etats financiers sont disponibles. Malgré cela, à mon avis, je pense que, les banques centrales, nous devons les rendre un peu lus indépendantes puisque la politique monétaire ne doit se faire au gré des politiques et selon les circonstances. Ce sont des politiques à moyen et à long termes qui doivent se faire sans pression. C’est pourquoi les banques centrales doivent avoir ne certaine autonomie pour assumer la mission qui leur est confiée et qui est hautement stratégique et importante.

Le 28 novembre 2017, en répondant à l’interpellation d’un étudiant de l’université Joseph Ki-Zerbo, à Ouagadougou, le président français, Emmanuel Macron, a laissé entendre que “le franc CFA est un non-sujet pour la France” et a promis “d’accompagner la solution qui sera portée par l’ensemble des présidents de la zone Franc”. Les ministres des Finances de nos Etats, lors de leur rencontre récente avec leur homologue français à Niamey, ont déclaré “être satisfaits de la zone Franc” Quel commentaire sera vous inspire-t-il ?

Je vous ai parlé tantôt du déficit de la balance des paiements ! Mais en fait, si vous avez un compte d’avance au niveau du Trésor français qui vous permet de combler ce déficit, quoi dire ! Vous savez, il y a un certain nombre de pays, notamment le Soudan, le Zimbabwe, si vous voyez tous les remous politiques qu’il y a là-bas, la réalité qui se cache derrière est que ces pays n’ont pas de réserves de change. Par conséquent, ils n’arrivent même pas à importer du carburant ou de la nourriture parce qu’ils ne disposent pas de réserves de change pour pouvoir s’approvisionner à l’extérieur. Alors que nous, notre accord monétaire nous permet d’avoir une certaine transparence parce qu’il y a aussi les critères de convergences. C’est un peu aussi la gouvernance par les pairs parce que chacun sait ce que les autres font au niveau des trésors, de la Bceao et de la politique budgétaire à cause des critères de convergence. Et nous parvenons à maintenir les dépenses publiques à un certain niveau. Par exemple, le déficit budgétaire ne doit pas dépasser 3% du PIB et nous avons un taux d’inflation assez correct, qui est en tout cas l’un des plus faibles des pays africains. Si vous prenez le Ghana et le Nigéria, ils ont des taux d’inflation à deux chiffres, alors qu’un pays comme le Mali a moins de 2%. Mais encore, faut-il que nous fassions des efforts pour financer les économies nationales. Et je pense que cela est très important.

Au regard de tout cela, avez-vous un message fort à lancer aux dirigeants de l’Umoa de plus en plus interpellés sur la question du franc CFA ?

Que nous ayons une union économique et monétaire plus dynamique ! Ces sept dernières années, nous avons une croissance d’environ 6%. C’est presque du jamais vu, en dehors de l’Afrique de l’Est et de l’Asie du sud-est. Mais cela ne suffit pas. La qualité de la croissance est importante. C’est cette croissance que nous devons transformer en richesse et elle doit être inclusive dans sa redistribution. Nous devons faire en sorte que nos pays soient intégrés davantage et qu’il y ait une transformation structurelle de nos économies pour quitter l’économie de traite au profit d’une économie moderne, avec de la valeur ajoutée dans le domaine des services, mais aussi réussir la transformation de nos produits de base sur place. On accuse les pays utilisant le CFA d’être en retard, mais est-ce que vous savez que l’ensemble de l’Afrique ne représente que 2% des produits manufacturés exportés dans le monde ? Ça ne peut pas être la faute du franc CFA qui n’est utilisé que dans 8 pays en Afrique de l’ouest et 6 pays en Afrique centrale, soit dans 14 pays sur les 54 que compte l’Afrique. Comment ces 1 milliard 250 millions d’habitants ne peuvent-ils représenter que 2% de l’exportation de produits manufacturés alors que nous représentons 17% de la population mondiale ? Nous, Africains, devons nous remettre en cause, remettre nos modèles en cause. Nous devons nous retrousser les manches et améliorer notre gouvernance. Si nos Etats étaient aussi bien gérés que notre banque centrale, nous serions sur le chemin du décollage économique.

Mais, un grand mais, vis à vis des autorités monétaires. C’est qu’il faut relâcher le crédit. Il faut davantage financer nos économies nationales. Le taux d’intérêt du prêt est plafonné à 15%, alors que nous avons une inflation de 2%. C’est trop !   Et le taux interbancaire est à 4,5%. La marge est trop grande. Nous pouvons faire de sérieux efforts dans ce domaine pour financer nos petites et moyennes entreprises, nos micro entreprises, le secteur informel, l’économie en général.

Réalisé par Amadou Bamba NIANG

Source: Aujourd’hui-Mali