L’élection de Joe Biden comme prochain président des États-Unis a fait naître en Europe l’espoir de remettre la relation transatlantique sur les rails. Mais il ne peut y avoir de simple retour au passé. Confrontés à tant de défis nationaux et internationaux, les États-Unis ne joueront le jeu de la relation transatlantique que dans la mesure où cette relation apporte une valeur ajoutée réelle. Une Europe plus forte, qui assume une plus grande part de ses responsabilités mondiales, peut y répondre.

 

Il est beaucoup question ces derniers temps de parvenir à une “autonomie stratégique européenne”, mais qu’est-ce que cela signifie en pratique ? L’autonomie n’implique pas nécessairement indépendance totale ou isolement du reste du monde. Elle renvoie plutôt à la capacité à penser par soi-même et à agir en fonction de ses propres valeurs et intérêts. L’Union européenne doit parvenir à ce type d’autonomie, tout en renforçant nos alliances et en préservant nos engagements en faveur du multilatéralisme et de l’ouverture sur le monde.

L’UE est confrontée à de sérieux défis stratégiques dans l’environnement international d’aujourd’hui, où les rivalités géopolitiques et la concurrence entre grandes puissances se renforcent. C’est pourquoi, comme l’a dit la chancelière allemande Angela Merkel, “nous, Européens, devons vraiment prendre notre destin en main”. Nous devons nous débrouiller par nous-mêmes.

Pendant longtemps, le débat sur l’autonomie stratégique, s’est principalement centré sur la sécurité et la défense. Certains y ont vu une tentative de créer des alternatives à la coopération en matière de défense au sein de l’Alliance de l’Atlantique Nord ; et d’autres y même vu le risque d’une remise en question de l’engagement américain envers l’Europe, pouvant entrainer à terme un découplage.

Mais il ne fait aucun doute que l’OTAN joue un rôle indispensable dans la sécurité européenne. Toute consolidation de la capacité de défense de l’Europe doit être poursuivie au sein de l’alliance. Comme l’ont souligné les dirigeants américains successifs, l’Europe doit accroître sa propre contribution budgétaire à sa défense, pour lutter contre l’impression que l’Amérique est la seule à payer pour la sécurité transatlantique. L’administration Biden devrait conduire à un changement de ton et une approche moins conflictuelle, mais, sur la question des dépenses de défense, elle attendra de l’Europe la même chose que ses prédécesseurs. Les intérêts géopolitiques fondamentaux de l’Amérique ne changeront pas.

L’UE travaille déjà sur plusieurs pistes pour renforcer le partenariat transatlantique. Dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP) en matière de défense, les membres européens de l’OTAN contribuent à combler les lacunes des capacités de l’alliance et font en sorte de respecter d’ici 2024 leur engagement de consacrer 2 % de leur PIB à la défense. Parallèlement, la création d’un nouveau Fonds européen de défense (FED) représente une étape importante dans le renforcement des capacités de l’industrie européenne de défense.

Mais les défis auxquels l’Europe est confrontée en matière de sécurité vont au-delà des attributions traditionnelles de l’OTAN. Du Sahel à la Libye en passant par la Méditerranée orientale, les crises ne manquent pas qui exigent une réponse européenne forte. L’UE doit devenir capable de définir une position commune permettant d’agir ensuite dans l’intérêt du maintien de la stabilité régionale.

Pour réussir, l’Europe doit développer son propre cadre de surveillance et d’analyse des menaces, afin de pouvoir passer rapidement de l’évaluation de ces menaces à une réponse opérationnelle. C’est pourquoi nous sommes en train de développer un « Strategic Compass », une boussole stratégique.
Il est indispensable que la discussion sur l’autonomie stratégique aille bien au-delà des questions de défense et de sécurité. Comme l’a montré la crise COVID-19, des questions comme la santé publique et l’interdépendance économique ne sont pas moins essentielles sur ce plan.

L’autonomie stratégique est le cadre conceptuel dont l’Europe a besoin pour situer ces questions et comprendre la manière dont elles sont liées les unes aux autres. Considérés isolément, les masques et les médicaments ne sont pas des produits stratégiques. Mais l’appréciation stratégique change lorsque la production de ces articles est concentrée dans quelques pays seulement. Il en va de même pour l’approvisionnement en métaux rares, les médias sociaux et autres plateformes numériques ou encore les technologies telles que la 5G.

Pour aider les États Membres de l’Union à s’y retrouver dans ces domaines et dans bien d’autres, la Commission européenne a proposé une série de nouveaux instruments, comme le mécanisme entré en vigueur le mois dernier pour examiner les investissements étrangers dans l’UE. Pour atteindre l’autonomie stratégique, il faudra tirer parti du pouvoir que nous donne le marché unique européen. Du fait de sa taille et de son organisation, le marché unique offre de nombreux instruments utiles pour sauvegarder les intérêts européens en matière d’infrastructures critiques, d’investissements étrangers, de subventions publiques (dont bénéficient certains investisseurs étrangers) ou encore d’exportations à double usage (militaire et commercial).

Nous sommes ainsi devenus de plus en plus conscients des vulnérabilités introduites par une relation économique déséquilibrée avec la Chine, et nous avons donc fait d’une réciprocité effective un objectif central dans nos négociations sur un accord d’investissement. Le développement économique de la Chine ne nous pose aucun problème, pas plus que les avantages qu’il a apportés à ses citoyens. Mais nous ne pouvons pas accepter que l’expansion internationale de la Chine se fasse au détriment de nos propres intérêts et valeurs. C’est pourquoi nous avons adopté une double approche à l’égard de la Chine : elle est pour nous à la fois un partenaire important, mais aussi un concurrent et un rival systémique.

L’objectif principal de l’UE doit être de renforcer son rôle et son influence dans le monde, afin qu’elle devienne un partenaire recherché et respecté. Le concept d’autonomie stratégique est essentiel à cette ambition. La paresse stratégique n’est pas une option.
Josep Borrell est le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité et vice-président de la Commission européenne

Source : LEJECOM