ENTRETIEN. Après deux ans de blocus contre Doha, le chercheur Sébastien Boussois dénonce le redécoupage autoritaire de la région par Riyad et Abu Dhabi.

Deux ans d’embargo n’ont pas mis à genoux le Qatar. Au contraire. C’est le constat qui ressort d’une note d’information publiée lundi par le Fonds monétaire international (FMI), 24 mois après le blocus terrestre, aérien, maritime et commercial imposé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis. D’après l’étude du FMI, demandée par Doha, la croissance du PIB du Qatar pour l’année 2018 est en progression à 2,2 %, contre 1,6 % l’année précédente. Or, la veille de cette publication, les pays voisins du Golfe faisaient de nouveau étalage de leurs divisions. Invité – fait rare – la semaine dernière par l’Arabie saoudite à trois sommets à La Mecque pour dénoncer les « actions criminelles » de l’Iran, le Qatar a rejeté les conclusions de ces rencontres.

Le minuscule mais richissime émirat gazier est accusé depuis deux ans par Riyad et Abu Dhabi d’une trop grande proximité avec la République islamique d’Iran et de soutenir l’organisation des Frères musulmans. Chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Bruxelles, Sébastien Boussois est l’auteur de Pays du Golfe : les dessous d’une crise mondiale (éditions Armand Colin)*. Dans une interview au Point, ce spécialiste du Moyen-Orient explique pourquoi le blocus du Qatar par l’Arabie saoudite et les Émirats n’est, d’après lui, qu’une illustration d’un redécoupage beaucoup plus vaste de la région.

Le Point : un rapport du FMI souligne la résistance de l’économie qatarienne. Deux ans après, la mise au ban du Qatar est-elle un échec sur le plan économique ?

Sébastien Boussois : Il est clair que le Qatar n’a pas tant pâti du blocus imposé par l’Arabie saoudite et les Émirats et de la fin des relations avec ces deux pays voisins. Depuis les années 1990, le Qatar, comme les Émirats, a tenté de s’affranchir de sa dépendance aux hydrocarbures, contrairement à l’Arabie saoudite ou même à l’Algérie. Au Qatar, cette « vision nationale qatarienne », mise en place par le précédent émir, Hamad Al Thani, en 1995, visait à compenser le poids énorme des importations vers l’Émirat par une hausse des exportations grâce à une diversification de l’économie. Cela a été rendu possible par une politique d’investissements tous azimuts. Ainsi, au plus fort du blocus de 2017 imposé par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, le Qatar a décidé, pour amortir le choc, d’investir dans son économie 10 % de son fonds souverain, soit 10 milliards de dollars. Puis, pour contrebalancer les effets du boycott, Doha a renforcé ses échanges économiques avec la Turquie, l’Iran, mais aussi des pays occidentaux comme l’Australie. Ces décisions lui ont permis d’annoncer qu’il quittait l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) en décembre dernier, et de créer une banque de l’énergie en mars, dans la perspective de la chute, voire de la fin, des ressources d’hydrocarbures.

Seul contre tous

Comment expliquer le pouvoir de résilience de ce minuscule émirat ?

À mon sens, la façon dont les Qatariens se sont battus en 2017 contre cet embargo montre que ce pays possède une particularité. Prenant modèle sur les Britanniques, dont ils étaient un protectorat jusqu’en 1971, ils demeurent profondément insulaires : ils sont dans une logique de survie, « seuls contre tous », et tentent par tous les moyens d’être indépendants de toute autre puissance. C’est déjà ainsi qu’ils ont arraché leur indépendance.

De fait, le Qatar s’est-il rapproché d’un axe composé par la Turquie, l’Iran, voire la Russie, au détriment de l’alliance Washington-Riyad-Abu Dhabi ?

La crise du blocus a permis au Qatar de mesurer la solidité de ses alliances. La relation avec l’Iran est avant tout économique car, lorsque l’on partage le plus grand champ gazier du monde avec un pays (North Field pour le Qatar/South Pars pour l’Iran), ce n’est pas une bonne idée de se fâcher avec lui. Pour ce qui est de la Turquie, le Qatar cultive des liens historiques avec ce pays de par leur proximité commune avec les Frères musulmans. Toutefois, l’émirat est un pays suffisamment organisé pour ne pas s’embarquer dans les dérives actuelles du président turc Recep Tayyip Erdogan. Enfin, en ce qui concerne la Russie, les Qatariens ont montré depuis 2017 une volonté de renforcer leur coopération sécuritaire et militaire avec Moscou, sans pour autant chercher à se brouiller avec les États-Unis de Donald Trump. Leur stratégie est d’être en bons termes avec tout le monde, je pense qu’ils ont pas mal réussi sur ce plan.

Comment l’Occident, allié du Qatar, de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis, s’est-il positionné dans cette crise ?

Les puissances occidentales sont alliées avec les deux camps. Le Qatar ne peut être considéré comme un ennemi à long terme des États-Unis à partir du moment où ce pays accueille la plus grande base américaine hors sol dans le monde. Autrement, Donald Trump aurait dû rapatrier les 10 000 soldats américains sur place. Pour ce qui est de la France, elle conserve des relations avec les deux camps. Paris participe en février au salon géant de l’armement Idex à Abu Dhabi et inaugure en mars avec Jean Nouvel le Musée national du Qatar, à Doha.

Le Premier ministre qatarien était présent au dernier sommet à La Mecque. S’agit-il d’un signe de réchauffement entre l’Arabie saoudite et le Qatar ?

La présence à ce sommet du Premier ministre qatarien a pu faire croire que la crise allait s’apaiser deux ans après le début des hostilités. Ce n’est malheureusement absolument pas le cas. Preuve en est, les conclusions du sommet de La Mecque ont été dénoncées par le Qatar, ce qui montre qu’en réalité ce triple sommet avait d’autres objectifs. Tout d’abord, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis voulaient tenter de redorer leur blason après des mois, si ce n’est des années, de politique interne et étrangère catastrophique pour leur image.

Qu’entendez-vous par là ?

Les Saoudiens et les Émiriens sont à l’origine de la guerre au Yémen, qui a fait plus de 100 000 morts, dont de nombreux enfants, et a créé une immense catastrophe humanitaire. En Libye, ces deux pays soutiennent la guerre hasardeuse du maréchal Khalifa Haftar, qui a fait au moins des centaines de morts. Et il ne faut pas oublier l’assassinat en octobre 2018 du journaliste dissident saoudien Jamal Khashoggi au consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, pour lequel il n’y a eu aucune enquête internationale menée. Or, si cela avait été le cas, elle serait probablement remontée jusqu’au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane (MBS).

L’axe Washington-Abu Dhabi-Riyad-Tel-Aviv

Le sommet était consacré à la menace que ferait peser l’Iran sur la région.

Un des moyens pour les pays du Golfe de se rassembler est de faire bloc contre un ennemi commun qui est l’Iran. Lors de ce sommet, les Saoudiens et les Émiriens ont jaugé les soutiens dont ils disposaient dans leur lutte contre l’Iran, et dans le cas du déclenchement d’une guerre contre ce pays. Ainsi, l’objectif de cette réunion était de renforcer une alliance qui va en réalité au-delà du monde arabe. Il s’agit de l’axe Washington-Abu Dhabi-Riyad-Tel-Aviv. À mon sens, celui-ci est aujourd’hui beaucoup plus dangereux que la simple menace iranienne. Petit à petit, cette alliance est en train d’étouffer toutes les aspirations démocratiques du Moyen-Orient et menace sa stabilité. Et elle est d’autant plus dangereuse qu’elle est friable, contre nature, et n’existe que contre la menace iranienne. Combien de temps, en effet, les autres pays arabes vont-ils accepter que Riyad et Tel-Aviv soient les meilleurs alliés du monde ?

S’il existe actuellement un rapprochement entre l’Arabie saoudite et Israël contre l’Iran, n’est-il pas prématuré de parler de « meilleurs alliés du monde » ?

Ce sont les meilleurs amis du monde pour des raisons stratégiques, sécuritaires, militaires et énergétiques. Pour Israël, la principale menace vient du Hezbollah, mouvement lié à l’Iran. Pour l’Arabie saoudite, il s’agit de la « menace nucléaire chiite ». Et cette menace fédère des pays qui n’étaient pas destinés à devenir aussi proches : les deux principaux alliés des États-Unis dans la région sont engagés dans une dynamique et une synergie extrêmement puissantes dans le but de faire de l’Iran l’ennemi numéro un. Or les Iraniens n’aspirent qu’à un processus de démocratisation. Le régime des mollahs ne sera pas éternel et ce n’est pas en les braquant qu’on obtiendra la stabilité.

La République islamique est pourtant accusée de nombreuses ingérences dans les pays arabes de la région.

C’est vrai, on peut considérer que le régime iranien soutient des groupes terroristes, mais pas au point de faire oublier que les premières ingérences au Moyen-Orient viennent des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite. Ces pays sont présents en Algérie en soutien au chef d’état-major de l’armée Gaïd Salah, en Tunisie aux côtés du président Béji Caïd Essebdi, en Libye en aide au maréchal Khalifa Haftar, en Égypte derrière le président Abdel Fattah al-Sissi, et jusqu’au Soudan en finançant les militaires toujours au pouvoir. Il ne s’agit clairement pas du même rapport de force que pour l’Iran. Pour moi, ces politiques régionales totalement suicidaires et le soutien inconditionnel que leur apporte Donald Trump sont très néfastes.

C’est oublier que le Qatar est un ardent soutien des Frères musulmans dans tous les pays que vous citez.

Ce soutien a existé jusqu’à l’effondrement des Printemps arabes, sauf dans certains pays où il représente un enjeu dans les guerres de procuration que le Qatar livre avec les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite. Dès 2011 et le mal nommé « Printemps arabe », le Qatar a toujours soutenu les mouvements d’opposition les plus présents au niveau local. Or, en réalité, la seule vraie alternative dans ces pays demeure les Frères musulmans. Mais qu’est-ce que les Frères musulmans aujourd’hui ? Le président égyptien Mohamed Morsi est toujours en prison et les Frères musulmans sont interdits en Égypte. Là-dessus, le Qatar a fait amende honorable. Mais, encore une fois, les forces contre nature dans la région viennent davantage du prince héritier d’Abu Dhabi, Mohammed Ben Zayed (MBZ), qui se présente comme le grand sauveur de la région alors qu’il veut y installer ou protéger des pouvoirs autoritaires. Dites-moi où le Qatar possède une part de responsabilité dans les guerres qui minent la région.

Par sa politique, Abu Dhabi étouffe toute velléité démocratique.

Le Qatar n’a-t-il pas soutenu les mouvements rebelles islamistes, si ce n’est djihadistes, en Syrie ?

En Syrie, l’objectif du Qatar a été de soutenir ces mouvements de guérilla contre un pouvoir autoritaire qui allait à l’encontre de ses intérêts. Mais ils n’ont pas misé sur le bon cheval, le monde étant aujourd’hui dans une stratégie de normalisation de ses relations avec Bachar el-Assad. Mais est-ce vraiment une bonne solution que de glorifier le président syrien ? À mon sens, le rapport de force entre l’Arabie saoudite et les Émirats, d’un côté, et le Qatar, de l’autre, est celui d’un éléphant face à une souris. Or c’est la souris que l’on est en train de montrer du doigt en permanence. Cependant, depuis l’affaiblissement du Qatar, tous les paradigmes dans la région ont penché en faveur de l’Arabie saoudite, des Émirats, d’Israël et des États-Unis, et ont contribué à la déstabilisation du Moyen-Orient. En 2017, l’Iran n’était pas sur la sellette comme aujourd’hui ; le Yémen n’était pas dans la même situation ; Bachar el-Assad n’avait pas encore gagné la guerre ; MBS n’avait pas été adoubé par l’Occident comme le probable futur Saddam Hussein ; l’Arabie saoudite n’avait pas la capacité d’agir à sa guise en toute impunité.

Pourquoi insistez-vous sur le rôle-clé de MBZ et beaucoup moins sur celui de MBS au sein de cet axe ?

Il existe en réalité deux hommes forts dans la région : Mohammed Ben Zayed et le ministre émirien des Affaires étrangères, Anwar Gargash. Ils entendent remodeler le Moyen-Orient dans le but de stabiliser leur pouvoir selon leurs propres intérêts. Pour ce faire, ils luttent contre toute forme de processus démocratique. Car la démocratie n’est pas pour eux synonyme de stabilité, ce qui est d’ailleurs également le cas pour le Qatar. Par sa politique, Abu Dhabi étouffe toute velléité démocratique. En Tunisie, par exemple, que l’on érige souvent en modèle, la situation est aujourd’hui catastrophique. Le pays n’a jamais été aussi endetté de son histoire. Or l’économie était le facteur déclenchant du Printemps arabe et peut, encore aujourd’hui, tout faire basculer. Il est urgent d’arrêter de gaspiller des dizaines de millions de dollars dans la guerre. Deux tiers des populations de la région ont aujourd’hui moins de 30 ans. Il faut offrir à ces démographies galopantes de vraies perspectives. La jeunesse arabe de la Méditerranée et du Moyen-Orient n’a jamais été autant une poudrière qu’aujourd’hui.

N’est-il pas trop simple de poser le Qatar et l’Iran en victimes dans ce Moyen-Orient où les torts sont souvent partagés ?

La victimisation est une religion nationale dans le monde arabe. L’Iran et le Qatar exercent en effet une part d’influence. Par exemple, ces deux pays ne partageaient pas du tout la même vision en Syrie, où l’Iran soutenait Bachar el-Assad et le Qatar, la rébellion. Mais, en comparant leurs politiques à long terme, d’un côté, et les politiques à court terme installées par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, de l’autre, soit le redécoupage du Moyen-Orient avec le placement de régimes autoritaires, nous ne sommes pas dans le même ordre de grandeur.

La crise avec le Qatar est-elle, d’après vous, partie pour durer ?

Elle durera aussi longtemps que le cartel que je vous ai cité arrivera à faire croire au monde que les intérêts du Qatar concordent avec ceux de l’Iran.

Source: lepoint