Le ministre de la Justice et des Droits de l’Homme, Garde des Sceaux, était l’invité, ce samedi 7 mai 2022, de la télévision nationale (ORTM). Sur ce plateau, il a fait un point de la Transition en matière de lutte contre la corruption et la délinquance financière. Dans de cet entretien qu’il a accordé au confrère, Mamadou Kassogue a indiqué que dans les jours à venir plusieurs dossiers connaîtront des développements importants.

Un dossier emblématique de ces deniers temps vient d’être renvoyé devant la Cour d’Assises, il s’agit de l’affaire des ristournes des cotonculteurs avec en jeu une dizaine de milliards de francs CFA. Est-ce que cet arrêt de la Cour peut être considéré comme un tournant dans la lutte contre la corruption?

Vraiment, comme vous l’avez dit, un tournant dans la lutte contre la corruption, c’était l’un des dossiers emblématiques de la lutte contre la corruption, et son jugement devait couronner tous les efforts consentis durant ces années et montrer vraiment que nous sommes dans un système où il n’y a pas de droit de cité pour l’impunité. Il se trouve que cette affaire doit être rejugée. Cela montre qu’au delà de tout ce qui peut être fait, les uns et les autres, pour essayer de mettre en mal la conduite des procédures pénales, lorsqu’elle ne sont pas conduites correctement, on peut toujours se rattraper à travers les voies de recours. Donc, c’est un message fort qui est adressé à tous ceux-là qui tentent par des petits moyens de mettre en mal la procédure et l’appareil judiciaire.

Vous avez réagi, vous étiez quelque peu offusqué en tant que ministre de la Justice. N’est pas une réaction sortie de la peau du Procureur ?

En fait c’est un dossier que j’ai connu depuis son début, et je connais son contenu que j’ai vu au jour le jour développer, prendre de l’épaisseur et je connais le contenu de la procédure comme la pomme de mes mains. Donc, j’étais vraiment très surpris quand cette décision a été rendue et surtout que nous avons eu des remontées qui ont fait état de ce qu’au cours du jugement de ce dossier, il y a eu des actes qui, techniquement, ne sont pas compatibles avec l’éthique et la déontologie du magistrat.

Vous avez ordonné une enquête administrative, qu’est-ce qu’elle donne comme résultat ?

Effectivement l’enquête administrative a été bouclée, et donc elle a abouti à établir des faits contre certaines personnes qui étaient dans la composition de ce jugement comme ayant commis des fautes professionnelles susceptibles de les conduire devant les Conseils de discipline. Donc, actuellement, ces rapports sont en train d’être examinés par les structures dédiées afin de prendre la décision idoine dans ce sens.

L’appareil judiciaire n’est pas épargné par des soupçons de corruption, et tout le monde est un peu concerné. A ce niveau, que faites-vous ?

Nous luttons contre la corruption tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du corps de la magistrature. Maintenant, la corruption, pour qu’elle puisse être portée à la connaissance des autorités, il faut qu’il y ait un problème. Tant que les choses se passent bien entre le corrupteur et le corrompu, on est pas au courant de ce qui se passe. Il suffit que nous soyons tenus au courant de ce qui se passe dans une procédure donnée pour que nous menions des investigations. Aujourd’hui, je puis dire que tous les cas de dénonciation qui ont été faites à mon niveau ont reçu une suite par la saisie de l’inspection des services judiciaires, qui a reçu beaucoup de collègues magistrats, et il s’est rendu dans beaucoup de juridictions pour investiguer sur des faits supposés de corruption et de fautes professionnelles.

Que risque le magistrat fautif ?

Le magistrat n’est pas au-dessus des lois, donc sa responsabilité peux être engagée tant sur le plan pénal s’il commet des faits susceptibles de recevoir une qualification pénale, que sur le plan de la discipline. Donc, il peut recevoir plusieurs niveaux de sanction, le blâme, l’avertissement et jusqu’à la radiation. Tout ça, c’est des choses qui sont prévues, et ça doit passer devant le Conseil de discipline.

Est-ce que le magistrat passent devant les tribunaux, la justice ne protège-t-elle pas la justice?

Non, pas du tout ! Nous avons vu en 2014 plus de 5 magistrats qui ont été placés sous mandat de dépôt suite à des faits qui leurs étaient reprochés. A la fin de la procédure, beaucoup ont été blanchis, quelques-uns ont été jugés et condamnés. Donc, il n’y a pas de corporatisme en tant que tel. Tant que les faits sont établis, on est obligé de rendre justice. Maintenant, lorsqu’il s’agit des dénonciations fantaisistes, ça n’aboutit pas forcément à une condamnation.

La lutte contre la corruption est un terrain sur lequel vous êtes très attendu. Quelle est l’importance de ce chantier dans l’œuvre de construction nationale ? Quelle est la vision des autorités de la Transition ?

Ce qu’il faut dire, c’est que la lutte contre la corruption constitue un des axes majeurs de l’action gouvernementale, parce qu’une société corrompue est une société vouée à la dislocation. Elle est appelée à voir son processus de développement s’arrêter, la confiance du peuple se désagréger et les autorités délégitimées. La corruption entraîne tout cela. C’est des chantiers majeurs, et la vision des autorités de la Transition est de mener une lutte implacable contre la corruption, une lutte sans merci contre le fléau. Il n’y a pas quartier, il n’y a pas de place pour la corruption.

Pas de clientélisme, pas de népotisme aurait dit le président de la Transition, avez-vous carte blanche aujourd’hui ?

Absolument, la volonté des autorités politiques est à son summum. Le président a donné des instructions très fermes relayées par le Premier ministre, et nous avons relayés ces instructions à nos différentes structures en charge de la lutte contre la corruption pour dire ‘’tolérance zéro’’ en matière de lutte contre la corruption.

Parlons justement de ces structures de lutte contre la corruption, est-ce que les contrôles produisent des rapports ? Les Maliens estiment qu’ils dorment dans les tiroirs. Qu’estl advenu le rapport du Vérificateur général, de l’Oclei, ces rapports que vous avez reçus ces deniers temps ?

Ce que je peux vous dire à ce sujet, dans le cadre de la lutte contre la corruption, il est important qu’on puisse voir les différentes étapes. D’abord ça commence par une mission de contrôle, de vérification ou d’inspection dans une structure donnée suite à laquelle mission un rapport est produit. Et il faut noter que sur un dossier moyen, l’audit peut durer environ quatre mois, donc après cela le dossier est transmis au procureur en charge du pôle économique et financier, et cas du vérificateur général, de l’Oclei et de la Cntif aussi. Maintenant, il y a des situations dans lesquelles le contrôle général des services publics transmet à la tutelle, qui est la Primature. Le dossier est transmis aussi à la CASCA avant d’être imputé au procureur de la République. Donc, ça prend un certain temps de traitement à ce niveau, et lorsque le procureur reçoit ces dossiers, il les étudie, il fait une lettre d’ouverture d’enquête pour saisir l’unité d’enquête. Ce travail préalable que le procureur fait a pour but d’orienter l’enquête de manière efficace. Et lorsque la brigade reçoit le dossier, cela aussi prends un certain temps pour traiter. C’est une enquête sur pièces. Donc, il ne suffit pas de dire vous avez détourné telles montants, mais il faut le démontrer et la personne mise en cause a tout le loisir de produire toutes les pièces qui sont de nature à la disculper. Ce qui fait que l’enquête peut prendre un peu de temps à la brigade, et après le dossier revient chez le procureur qui décide, soit de la mettre en citation directe s’il s’agit de fait délictuel ou de saisir un juge d’instruction qui approfondit les enquêtes avant de clôturer la procédure. Là aussi, ça peut prendre six mois voire un an selon la complexité des procédures.

C’est des procédures très longues, et dans des pays qui nous servent souvent de référence, il y a des procédures qui ont durées dix ans. Pour vous dire que l’enquête de corruption n’est pas facile. Ce qui fait qu’il y a beaucoup de dossiers qui traînent. Beaucoup de ces dossiers concernaient des situations qui se sont passées depuis un certain temps par rapport auxquelles la réunion des indices et des éléments de preuve peuvent s’avérer difficile. Par exemple, le rapport de 2018 parle des faits de 2013-2014, et souvent vous êtes amené à appeler des gens qui, souvent à retraite depuis 5 ou 6 ans, donc c’est complexe.

C’est pour vous dire que les différents audits qui ont été réalisés, les rapports ont été transmis au procureur du pôle économique et financier, et les enquêtes ont commencé. Vous l’avez vu lors des concertations nationales, il a été demandé l’audit de la loi d’orientation et de programmation militaire, de la loi du secteur de la sécurité et des institutions. Ces différents audits ont été réalisés aujourd’hui. Les rapports sont disponibles et entre les mains du procureur de la République en charge du pôle économique et financier, et d’autres sont au niveau de la brigade économique et financière, donc les choses évoluent de façon très correcte.

Des enquêtes sont ouvertes et on a assisté à des arrestations, et si on vous demande aujourd’hui de faire le bilan de la Transition en la matière.?

Ce que je peux vous dire, les audits qui ont été indiqués ont été réalisés. C’est déjà un premier aspect. Deuxième aspect, les dossiers ont été transmis au procureur pour traitement, et les dossiers sont au niveau de la brigade. Il y a certains dossiers qui sont terminés, qui sont au niveau de la Cour suprême, d’autres entre les mains des juges d’instruction, et les procédures sont en train d’évolution. En tout cas, je peux vous assurer que dans les jours à venir il y aura beaucoup de dossiers qui connaîtront des développements très importants.

Il se dit que vous avez écouté déjà des milliers de personnes ?

Ah oui, de juin 2021 à aujourd’hui il y a plus de 1200 personnes qui ont été auditionnées par la seule brigade économique et financière de Bamako sur plus de 90 dossiers qui sont en instance. C’est dire que le travail se fait de jour comme de nuit. Mais, comme je l’ai dit, les procédures se construisent patiemment et efficacement, ce n’est pas une course de vitesse. En matière d’enquête financière, on va doucement pour non seulement réunir des éléments, approfondir les enquêtes, mais aussi respecter la présomption d’innocence et les droits de la défense.

Quand des personnes inquiétées se trouvent être des responsables du régime déchu, ne craignez-vous pas que la lutte contre la corruption soit perçue comme une chasse aux sorcières ?

Souvent, les gens mentionnent cela, mais en réalité il n’en est rien, et contrairement à d’autres pays, nous n’avons pas eu à choisir de nous attaquer à tous ceux qui ont eu à gérer les affaires publiques sous le régime défunt. Dans beaucoup de pays, quand il y a des changements du genre, tous ceux qui ont eu à gérer les affaires ont été mis aux arrêts, leurs biens sont confisqués et les procédures commencent. Mais nous, nous sommes restés dans de strict respect de l’état de droit en faisant en sorte que les personnes sur lesquelles des éléments ont été relevés puissent venir devant la justice. Cela ne veut pas dire que les autres personnes ne répondront pas devant la justice de leurs actes un jour ou l’autre.

Certains pensent qu’il suffit d’être du bon côté pour ne pas être inquiété ?

Cela n’est pas exact. Je peux vous dire aujourd’hui que si vous regardez très bien, il y a des personnes qui peuvent être jugées très proches de certains responsables actuels qui sont en détention, des hauts gradés de l’armée qui ont été mis à la disposition de la justice. il n’y a pas de justice sélective.

Êtes-vous dans une logique de répression ou de récupération de fonds dans la lutte contre la corruption et la délinquance financière ?

Nous sommes en train de faire les deux. En réalité, une lutte implacable contre la corruption sans recouvrement des avoirs n’est pas une lutte efficace, et si on se contentent seulement des recouvrements et de ne pas donner des leçons, ce n’est pas correct. Il faut allier les deux. Je peux vous donner même des chiffres sur la période de 2018 à décembre 2021. Le nombre total de dossiers ouvert en matière de lutte contre la corruption est de 1462. Sur ces 1462 dossiers, il y a 690 qui sont clôturés et transmis, 275 ont été totalement jugés, les montants en cause sont de l’ordre de 126 119 983 938 F CFA, et nous avons pu, au titre des remboursements, verser au niveau du Trésor la sommes de 4 241 661 863 F CFA pour la période des trois ans. Les cautions qui ont été versées pour les remise en liberté et autres sont de l’ordre de 15.372 827 410 F CFA et les remboursement qui sont effectués, rien que pour la session d’assises de décembre 2021, est de 1 577 154 907 F CFA. Des amendes ont été prononcées au cours de cette session pour 639 000 040 F CFA, des dommages et intérêts pour 250 000 100 F Cfa, et les condamnations effectuées dont les montants n’ont pas encore été recouvrés sont de l’ordre de 86 873 496 505 F CFA.