Par Housseyne Ag ISSA et Massiré DIOP

Le déclenchement de la rébellion de 2012 suivie de l’occupation djihadiste des régions du Nord du Mali, a entraîné un mouvement sans précédent des populations. Ils étaient des centaines de milliers de Maliens à avoir fui dans les pays limitrophes ou à regagner d’autres localités de l’intérieur du pays, plus sécurisées. Grâce à la signature de l’accord issu du « processus d’Alger » en 2015, beaucoup sont revenus dans leurs terroirs, comme Tombouctou. Parmi eux, certains ont eu la désagréable surprise de voir leurs terres confisquées par les autorités municipales et d’autres cédées à des particuliers par des spéculateurs fonciers.

 

Pour ces « damnés de la terre » dans la région de Tombouctou, l’espoir de retrouver une vie normale après la signature de l’accord censé ramener la paix, s’est vite transformé en cauchemar. Autant ils étaient nombreux à être pressés de revenir pour reprendre leur vie d’avant, autant ils ont été déçus de voir que les terres sur lesquelles ils envisageaient de refaire leur vie ont été soit confisquées par les autorités municipales ou bradées par des spéculateurs fonciers à des particuliers. Pour eux, l’optimisme a laissé la place à la déception. D’aucuns ne cachent pas leur volonté de recourir à des mesures radicales. Tel est en tout cas le résultat d’une enquête que nous avons menée auprès de 76 réfugiés de retour dont la majorité a confirmé que ce sont des particuliers (81%) qui occupent désormais leurs parcelles. Alors que 19% estiment que leurs parcelles sont entre les mains de la mairie.

Selon les derniers chiffres fournis par certaines organisations, ils sont près de 60 000 réfugiés maliens encore présents au camp de réfugiés en Mauritanie. Parmi eux, seuls environ 500 ont regagné la ville de Tombouctou et ses environs.

Multiplication des litiges fonciers

Depuis 2012, la région de Tombouctou a été particulièrement éprouvée par des litiges fonciers. Cette situation est essentiellement due au fait que les anciens réfugiés de retour et les déplacés internes n’arrivent pas à entrer en possession des terres qu’ils ont été contraints d’abandonner en fuyant les violences. La mairie est en grande partie responsable de cette situation, selon certaines victimes. Sur les 76 anciens réfugiés de retour que nous avons interrogés, une majorité a confirmé que c’est bien la mairie qui est responsable de cette situation. Il y a aussi des spéculateurs fonciers de plus en plus nombreux dans la zone et prêts à brader tout ce qui leur tombe entre les mains.

Je possédais un terrain d’une superficie de 400 m2, mais il a été vendu à quelqu’un d’autre en mon absence. Lorsque je suis arrivé à Tombouctou en provenance du camp des réfugiés de M’berra en Mauritanie, j’ai été surpris de voir que mon terrain ne m’appartenait plus. Maintenant, je vis dans la maison de l’un de mes proches », déclare Mohamed Ousmane Al-Ansari. La frustration et la colère sur son visage, il indique que de nombreux réfugiés ont choisi de rester au camp en apprenant que leurs terres avaient été confisquées. Certains réfugiés de retour au bercail estiment que les plans de paix et de réconciliation négligent une partie cruciale, à savoir la restauration de certains droits fondamentaux des réfugiés.

Le récit d’Ousmane n’est pas si différent de celui d’Omar Ag Ahmed. Lui aussi a été dépossédé de sa terre par la municipalité au motif qu’il est resté pendant des années sans la mettre en valeur. En effet, dans la fiche d’attribution d’un lot, il est stipulé que « le terrain non mis en valeur au bout d’un an sera retiré ». En guise d’indemnisation, on lui a octroyé un terrain moins important, selon Ahmed lui-même. En effet, le terrain qui lui a été arraché se trouvait en plein cœur de Tombouctou alors que celui qu’on lui a attribué en guise d’indemnisation est en dehors de la ville.

« J’ai quitté Tombouctou en 2012 lorsque la guerre s’est intensifiée dans le Nord du pays par crainte pour ma vie et celle de ma famille », explique Omar Ag Ahmed. Il souligne qu’il n’a pu mettre en valeur son terrain à cause de ses moyens limités. Sur sa parcelle, il avait juste réussi à construire un hangar avant de rejoindre le camp de réfugiés. A son retour, il a constaté que son hangar avait été détruit et son terrain occupé par un particulier. Comme Omar, ils sont 43,8% des 76 rapatriés interrogés à penser qu’ils ont été victimes d’abus de pouvoir de la part des autorités. Alors que 56,3% parmi eux pensent avoir été victimes d’escroquerie.

Les récits et les mésaventures de ces réfugiés sont nombreux, mais le contenu et la souffrance éprouvée sont généralement semblables. Lors de nos entretiens avec ces réfugiés de retour, victimes de spoliation foncière, on constate que leurs histoires sont très identiques. Beaucoup d’entre eux nous ont assuré détenir des documents attestant leur achat de terrain, délivré par la municipalité. Mais en poursuivant la recherche de leurs parcelles, ils ont découvert que les copies quasi-identiques aux documents d’une parcelle qu’ils détiennent sont aux mains d’autres personnes. La seule différence se situe parfois au niveau de la date.

Plusieurs documents et un terrain

Et très souvent celle-ci peut même être identique comme nous l’explique du haut de ses cinquante ans Madou Yattara. Nous l’avons d’ailleurs accompagné au niveau de sa parcelle située au quartier Bariz, à l’est de Tombouctou.

Dans le registre de la mairie que nous avons consulté, le document de la même parcelle revendiquée par M. Yattara est également détenu par une tierce personne qui avait promis d’y construire un domaine d’intérêt public. Selon lui : «J’ai été très surpris depuis mon retour du camp de réfugiés. J’ai découvert que quelqu’un était en train de construire sur mes terres. Le plus étrange dans tout cela, c’est que lorsque nous nous sommes rendus à la municipalité j’ai découvert que nos documents étaient quasiment identiques ».

Yattara nous a confirmé que la mairie a pu trouver une solution à son problème dans la mesure où son document remonte à 2008 alors que l’autre est de 2012, lorsqu’il n’y avait aucune administration dans la ville à cause des violences.

Le professeur Aboubacrine Cissé,  maire de la ville de Tombouctou, rencontré dans son bureau,  nous a assuré que les multiples documents falsifiés constituent un cauchemar non seulement pour les ex-réfugiés, mais également pour la municipalité et tous les citoyens. Il indique que des spéculateurs fonciers vendent aussi des terrains à des personnes qui viennent à la mairie prétendant avoir perdu leurs documents. C’est là que la mairie leur établit un nouveau document sur la base des informations obtenues dans le registre municipal. C’est ce qui explique la multiplicité de certains documents.

«Nos documents étaient quasiment identiques »

M. Cissé a aussi précisé que « la pratique la plus répandue c’est l’existence de personnes dont le seul travail est de falsifier des documents de manière intelligente pour vendre des terres plus d’une fois et à plus d’une personne». A l’en croire, certains en ont même fait un métier. Sur le même sujet, le maire nous raconte un incident auquel il a assisté une semaine avant que nous l’ayons rencontré, le vendredi 8 février 2019. Il s’agit du détenteur d’un document falsifié délivré en 2006 et signé par l’actuel maire alors que l’élection de ce dernier ne remonte qu’à 2016. Le maire estime aussi que certains citoyens rendent très aisé le travail des courtiers. Selon lui, le principe voudrait que personne n’achète une terre avant d’avoir vérifié ses documents à travers les autorités compétentes comme la mairie qui est la seule habilitée à émettre une fiche d’attribution.

Dans l’enquête que nous avons menée pour découvrir l’ampleur du phénomène, il est apparu que 92% des 76 réfugiés de retour, que nous avons contactés, déclare avoir saisi la mairie pour obtenir gain de cause. En revanche, un peu plus de 8% ont saisi la justice sans jamais obtenir satisfaction.

Remboursement de l’acheteur

Selon le conseiller juridique, Mohamed Dicko, avocat indépendant : « ces derniers temps, la question qui revient fréquemment est relative à la demande de remboursement du montant ayant servi à l’achat du terrain sans titre foncier »D’après notre interlocuteur, la vente et l’achat d’un terrain ne comportent que deux principes : « le premier est celui d’un terrain doté d’un titre foncier légal, cette vente n’est pas contestée. Le second est un terrain disposant uniquement d’une fiche d’attribution. Cette vente est valable juridiquement, si le vendeur en est le propriétaire par quelque moyen que ce soit. La vente est certes conforme à la loi, mais elle n’est pas certaine. Elle peut être contestée, surtout si le terrain n’est pas mis en valeur pendant des années ».

Et le conseiller d’ajouter que la loi n’empêche pas un nouveau propriétaire de faire la demande d’acquisition d’un titre foncier lui permettant de construire son terrain. Selon lui, même si après la signature du contrat de vente et la réception du terrain de l’acheteur, des problèmes surviennent quelques années plus tard. A ce moment précis, l’acheteur, par crainte d’être dépossédé de sa parcelle, peut demander le remboursement de son argent. Pour la simple et bonne raison que celui qui lui a vendu le terrain n’est pas le véritable propriétaire.

Le maire Aboubacrine Cissé a précisé que l’acheteur qui a acquis son terrain est généralement au courant que cette parcelle ne dispose pas de titre foncier. Il ne détient que la fiche d’attribution (acte de vente) et qui ne lui interdit pas d’entamer la procédure en vue d’acquérir un titre foncier. Une démarche qui, selon l’édile, est nécessaire pour sécuriser sa parcelle et la mettre à l’abri des spéculateurs fonciers.

Il a souligné que certains acquéreurs de terrains avancent comme prétexte que le terrain n’appartient pas à celui qui le leur a vendu et réclament un remboursement du montant dépensé. Pour le maire Aboubacar Cissé, cette situation survient lorsque l’acquéreur tarde à obtenir un titre foncier ou à mettre son terrain en valeur.

« Il y a des personnes qui achètent un terrain à un particulier et demandent une indemnisation à la municipalité en cas de problème. Cela est impossible. La municipalité n’indemnise que le citoyen qui a acquis son terrain directement des autorités » nous précise le maire de Tombouctou. Il ajoute que la confiscation d’un terrain n’est possible que lorsque les autorités expriment un besoin sur l’emplacement indiqué. Ce qui ne se produit que très rarement, selon lui. Toutefois, au cas où cela se produit, le citoyen est indemnisé par un autre terrain, même s’il le trouve moins important.

Peur de la vengeance ou de l’extrémisme

L’absence d’un toit ou d’un revenu journalier ou mensuel constitue un véritable obstacle au retour des réfugiés. Ce qui peut inciter les ex-réfugiés pauvres à envisager leur enrôlement au sein de groupes armés dans l’espoir de trouver une vie meilleure ou de riposter contre celui qui a confisqué leurs terres“, avertit Djibril Cissé, membre du regroupement local des réfugiés de retour au bercail.

À cet égard, il y a certains qui menacent de prendre des mesures de représailles en l’absence d’une solution à leur problème. Dans l’enquête que nous avons menée auprès de 76 réfugiés de retour, environ 75% parmi eux continuent à poursuivre l’affaire dans l’espoir d’être remis dans leur droit, alors qu’un peu plus de 25% n’ont pas encore entamé d’actions dans ce sens.

Au cours de l’enquête, beaucoup nous ont déclaré ne pas exclure à recourir à des mesures radicales en l’absence de solutions judiciaires. Selon Moulay Ould, âgé 30 ans, qui s’exprimait sur le même sujet: «Quand j’ai appris que des opportunistes avaient pris possession de mes terres, je me suis directement adressé à la municipalité. Faute de solution, je me suis adressé à la justice. Si cela ne m’apporte rien, je n’hésiterai pas à me rendre justice moi-même. Car je me rends compte qu’ici c’est la loi de la jungle qui règne où la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Malgré notre insistance Moulay a refusé de nous dire comment il comptait faire pour se rendre justice.

«L’absence d’un toit constitue un véritable obstacle au retour des réfugiés»

Les ventes et les appropriations illégales de terrains après la crise de 2012, suscitent également de nombreuses violences entre les communautés. L’esprit de revanche qui semble animer la dépossession des terres à Tombouctou est l’une des nombreuses formes d’auto-justice pratiquée dans la région au cours de ces dernières années. On se souvient qu’au mois d’octobre 2018, des affrontements meurtriers sont survenus à Ber, une commune du cercle de Tombouctou, entrainant plusieurs morts. Une tension causée par une mésentente autour d’un paturage et d’une ferme réclamés par des ressortissants de la tribu Kel Ansar et la fraction Kel Sakmar. Aujourd’hui, les membres de ces deux communautés se regardent en chiens de faïence et d’autres violences ne sont pas à exclure.

Malgré les pratiques auxquels se livrent les spéculateurs fonciers, il n’y a pas une seule affaire dans laquelle des sanctions ont été imposées, même lorsque les actes d’un vendeur de terres illégitime constituaient un vol ou une fraude, comme nous l’explique un notable qui a requis l’anonymat. Toujours selon lui, parmi les raisons qui expliquent cette situation il y a l’influence des personnes qui se livrent à de telles pratiques, l’intervention de groupes armés pour certains cas, la corruption, le faible déploiement de l’administration, l’insécurité. D’après nos interlocuteurs, les sanctions pénales, qu’il s’agisse d’amendes ou de peines de prison, sont essentielles pour mettre fin aux ventes frauduleuses, principale cause de tant de conflits fonciers. Chaque jour qui passe, la colère et la haine montent parmi ceux qui ont été dépossédés de leurs terres. D’où l’urgence d’une plus grande implication des services de l’Etat, notamment la justice qui tarde à être pleinement opérationnelle dans la région de Tombouctou, depuis la crise de 2012.

Réalisée par la CENOZO

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