Les voitures s’écartent pour laisser passer le convoi qui détale toutes sirènes hurlantes dans un nuage de poussière. Les vendeuses de maïs agitent leurs bouts de carton au-dessus des braises mais ne lèvent plus les yeux. Depuis le 18 août, sur la RN1, qui relie Bamako à la ville-garnison de Kati, le ballet est quotidien. Chacun des cinq membres du Comité national pour le salut du peuple (CNSP) se déplace avec ses pick-up et ses voitures blindées. Le président Assimi Goïta est cependant reconnaissable à son Hummer jaune. C’est la seule fantaisie qu’on lui connaisse. Le chef des forces spéciales maliennes est un officier discret qui ne prétend pas être un homme de dialogue.

Il a laissé ce rôle à son premier adjoint, Malick Diaw, 42 ans. C’est lui qui a sonné la charge le 18 août en tirant un coup de feu en l’air. Après avoir fait sauter les verrous de l’armurerie, Diaw a ainsi embarqué les mutins que son chef de garnison avait réunis. Puis il a mené les négociations avec la Cedeao, la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, qui a imposé aux putschistes son habituelle batterie de sanctions. La semaine suivante, il a réuni partis politiques et mouvements d’opposition pour une grande concertation nationale, en quête d’une transition civile. Pendant ce temps, les autres colonels de la junte faisaient la tournée des bases. La bonne nouvelle pour les troupes de Barkhane, c’est que, selon le porte-parole de l’état-major, « les forces armées maliennes n’ont jamais été si nombreuses sur le terrain ». « On a constaté un pic d’activité », précise le colonel Frédéric Barbry. Voilà qui explique pourquoi, à la différence des Américains et des autres Européens, l’Elysée n’a rien modifié à son dispositif de coopération militaire.

Pour les soldats maliens non plus, la chute du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) n’est pas une mauvaise nouvelle. En témoigne l’attention qui leur est portée. Ce dimanche 6 septembre, Assimi Goïta préside la cérémonie en l’honneur des 9 victimes d’une embuscade à la frontière mauritanienne. L’arme bien visible sous un uniforme dépourvu d’insigne, il prie longuement puis invite ses adjoints à le suivre à pied jusqu’au CHU Bocar-Sidy-Sall, où il va saluer les blessés.

Cet officier de 37 ans un temps basé à Anéfis, à 100 kilomètres, dans la région de Kidal, connaît bien les enjeux militaires, mais il n’est pas forcément expert en diplomatie. Ainsi, les hommes de la junte ont commis leur première bourde dès le 4 septembre en faisant faux bond aux leaders touareg de la Coordination des mouvements de l’Azawad (CMA). Officiellement, son avion n’avait pas pu décoller pour cause de météo défavorable. L’excuse n’a pas convaincu le porte-parole de la CMA, Almou Ag Mohamed, qui l’attendait sur le tarmac à Bamako. « Le même jour il y a eu des vols pour Tombouctou, Gao, Tessalit et même pour Kidal ! » tempête ce membre éminent de la tribu des Ifoghas. « En plus, notre chef, Bilal Ag Acherif, était venu exprès depuis la Mauritanie ! Tant pis, ils sont les maîtres de Bamako, nous sommes ceux… de là où nous sommes. » Tout est dit. Chacun chez soi.

Le Mali d’aujourd’hui n’est pas si différent de celui de 2012. L’Etat contrôle un tiers de ce vaste territoire de 1,25 million de kilomètres carrés (plus de deux fois la France). Le reste est soumis aux différents groupes armés, plus ou moins liés à des terroristes. Le plus ancré dans le paysage politique est le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), du leader touareg Iyad Ag Ghali. Son rival, l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS), est une version sahélienne de Daech. C’est sans doute sous cette bannière qu’au Niger, le mois dernier, un commando a assassiné sept membres de l’ONG Acted. En guerre contre « l’occupant français », mais aussi contre l’armée malienne, le GSIM a aussi causé la mort, dimanche à Tessalit, de deux jeunes soldats du 1er régiment de hussards parachutistes de Tarbes. Arnaud Volpe et son compagnon d’armes avaient rejoint le deuxième groupe tactique opérationnel Bercheny un peu plus d’un mois plus tôt. La veille de leur mort, le colonel Frédéric Barbry nous expliquait encore que l’ennemi gardait sa « capacité de nuisance », mais qu’il était « durablement désorganisé ». Seul problème : à Bamako aussi, l’Etat malien est désorganisé. Or, sans lui, la machine Barkhane tourne à vide.

En 2013, pendant l’opération Serval, tout le monde croyait à la bonne étoile d’IBK. Sur le papier, cet homme affable et cultivé cochait toutes les cases. Les religieux, l’imam Mahmoud Dicko en tête, appelaient à voter pour lui, comme son « ami » le président Hollande, qui l’avait rencontré au congrès du PS à Brest, en 1997. Mais ses relations étaient décidément très hétéroclites puisqu’elles comptaient aussi le parrain du milieu corse Michel Tomi, à qui il a ensuite ouvert le marché des jeux de hasard. A peine élu, IBK acquiert un avion enregistré dans une société offshore. Son fils, Karim, se fait « élire » député puis nommer à la tête de la commission de la défense de l’Assemblée nationale, où il prend la main sur les contrats d’armement. Les fonds abondent sur les comptes des paradis fiscaux, alors que les caisses de l’Etat restent vides. Au moment de l’élection de 2018, tous les voyants sont au rouge. Le journaliste Jean-Louis Le Touzet fait le portrait, dans la revue « XXI », d’un « président fainéant » débordé par un entourage mafieux.

En avril, le fiasco des élections législatives truquées jette les habitants dans la rue. Plusieurs figures de la contestation se réunissent autour du Mouvement du 5 juin – Rassemblement des forces patriotiques (M5-RFP). Parmi eux, des activistes anti-corruption comme l’universitaire Clément Dembélé, qui a séjourné en prison après avoir dénoncé les malversations du clan IBK, d’anciens responsables politiques comme Choguel Maïga, et des partisans de l’imam Mahmoud Dicko. Cette superstar de la rue bamakoise a longtemps dirigé le Haut Conseil islamique malien avant d’en rendre les clés en 2019 pour mieux entrer en contestation contre la mauvaise gouvernance. Ses partisans fondent alors le premier parti islamiste malien (CMAS). Dans sa modeste demeure de Badalabougou, un quartier populaire, les fidèles attendent leur audience sur les tapis de prière. Après s’être excusé de nous avoir fait patienter – « venez, Paris Match, venez, Paris Match ! » lance-t-il –, il nous dit dans un excellent français qu’il est « une modeste personne » et nous tient l’habituel discours de paix. Lorsque, début juillet, des policiers ont tiré sur ses partisans aux abords de la mosquée de Badalabougou, n’a-t-il pas fait encercler le commissariat pour le protéger ? « On ne répond pas à la violence par la violence », nous dit-il avant de préciser que, même s’il contestait sa politique, l’ancien président est « un frère ».

Un ancien Premier ministre d’IBK, Moussa Mara, décrit Dicko comme un gardien de la morale « qui dit des choses simples avec lesquelles nous sommes tous d’accord mais qui ne sortiront jamais le pays de la situation dans laquelle il se trouve ». Pour cette raison, l’imam refuserait de se risquer dans le jeu politique. Il préfère agir en coulisse et parfois hausser le ton, comme le vendredi 28 août, contre les militaires qu’il suspectait alors de vouloir s’accaparer le pouvoir. Il dit ne pas connaître le colonel Goïta mais, en 2012, c’est lui qui le faisait libérer des mains des rebelles touareg. Ce statut de négociateur ajoute à son aura, mais lorsque nous lui demandons s’il ambitionne de devenir le guide suprême du Mali, il éclate de rire et répète : « Je suis une personne modeste. »

Après les manifestations de juillet, durement réprimées par le régime, ses équipes ont fait la tournée des hôpitaux pour recenser les victimes. Parmi eux, un jeune artisan de 16 ans, Adama Tangara, qui ne participait pas aux manifestations, a été pris pour cible. Après trois jours, son père, Mamadou Tangara, l’a vu mourir au CHU Gabriel-Touré. « Moi, je ne suis ni pour ni contre personne », dit-il pourtant. Alors ont débarqué « des gens de Dicko » pour lui proposer d’organiser les funérailles, qui furent célébrées par l’imam lui-même. Dicko a pu faire grossir les rangs de ceux qu’il appelle « nos morts »… comme si l’armée n’avait pas les siens.

Le soir, à l’angle d’un « goudron » (une route bitumée, en bamakois), une rue boueuse et cabossée s’enfonce dans l’obscurité jusqu’à un restaurant. Au comptoir, un officier parle de ces groupes armés « qui marchent sur l’Etat failli ». « Ils ont le temps avec eux », observe-t-il. Est-ce à dire que lorsque Barkhane pliera bagage l’Etat malien ne sera toujours pas souverain sur son territoire ? « Ce serait dommage, avance cet officier, surtout parce que les Maliens préfèrent notre mode de vie à celui que les autres cherchent à leur imposer. » Ont-ils vraiment le choix ? Un autre ancien Premier ministre d’IBK, Boubèye Maïga, nous expliquera que l’objectif de ces groupes islamistes n’est pas tant « la promotion d’un modèle de société que le contrôle des trafics ». Le terroriste reste un outil efficace pour déblayer les routes de toute présence de l’Etat. ça a marché à Kidal et à Gao, ça marche aussi à Bamako. Peu de temps avant le coup d’Etat, le comité d’experts du Conseil de sécurité de l’Onu avait accusé le chef de la Sécurité d’Etat, le général Moussa Diawara, d’être vendu aux narcotrafiquants. L’homme fort du régime aurait fui, direction les Emirats arabes unis, là même où IBK a été autorisé à se faire soigner pour une durée d’un mois renouvelable. Un exil en CDD… ce n’est pas cher payer pour sept années de mauvaise gouvernance.

source: jdd