Dans cette interview, l’enseignant-chercheur porte son regard sur l’esprit du 26 Mars et les trois décennies de pratique démocratique dans notre pays. Le constitutionaliste donne également des pistes de solution pour sortir le pays de la crise qu’il traverse depuis des années

 

L’Essor : Quel regard portez-vous sur l’esprit du 26 Mars ?

Dr Fousseyni Doumbia : L’esprit du 26 mars, c’est la conséquence des revendications populaires, de celles des forces politiques et sociales, pour ramener notre pays à une réouverture des systèmes politiques. On était dans le cadre d’une dictature, de parti unique. Il n’y avait aucune ouverture démocratique, les partis politiques n’étaient plus autorisés à être créés. Ensuite, les libertés individuelles et collectives étaient violées. En cela, il y a eu des résistances populaires menées surtout par les forces sociales et certaines forces politiques.

Parce qu’il y avait quelques rares formations politiques qui étaient créées dans la clandestinité. Elles ont mené la lutte pour la restauration de la démocratie en 1991. Donc l’esprit du 26 Mars, c’était de permettre à notre pays de se réconcilier avec les principes de la démocratie et de l’état de droit, surtout de la bonne gouvernance. C’est en cela que la Constitution de 1992 a été adoptée. Elle faisait honneur aux principes de la démocratie pluraliste, au respect des libertés individuelles.

Donc dans une certaine mesure, on peut dire que l’esprit du 26 Mars est de plus en plus malmené, À travers les différentes crises sociopolitiques que nous avons connues. L’on pouvait peut-être se poser la question si on était véritablement dans une démocratie. Parce que la démocratie, au-delà de ce qui est prévu en théorie, repose aussi sur des valeurs et des comportements, et s’efforce de concilier les antagonismes sociaux à travers l’expression du pouvoir de suffrage.

À voir comment les libertés ont fonctionné dans notre pays, comment la gouvernance a existé de 1992 à nos jours, et comment les élections ont été organisées, avec la prolifération anarchique des partis politiques également, je crois qu’il est difficile d’admettre que l’esprit du 26 Mars est fortement respecté. Parce que la grande question qui mérite d’être posée est la suivante : est-ce que les acteurs du Mouvement démocratique ont été des modèles ? L’on constate que ce sont les mêmes personnes qui nous dirigent depuis 1992 avec les mêmes systèmes. Est-ce que le peuple malien est satisfait du modèle de démocratie qu’on lui a proposé ?

Nous sommes une démocratie jeune qui a connu des hauts et des bas, mais la tendance aujourd’hui c’est d’aller vers une refondation de la démocratie. Ça veut dire que l’esprit du 26 Mars a été trahi, ou du moins qu’il n’a pas été tout à fait respecté. Sinon on n’aurait pas aujourd’hui à s’inscrire dans une dynamique de refondation de l’ensemble des institutions issues du 26 Mars.

Aujourd’hui, nous constatons que cette démocratie malienne n’a pas satisfait à tous les espoirs suscités de mars 1991. Ce qui fait d’elle une démocratie de simple référence, une démocratie de papier et purement théorique. La conséquence, c’est d’aller vers une refondation totale, parce qu’aucune institution de la République n’a fonctionné normalement. C’est ce qui est recommandé aujourd’hui par l’ensemble des forces politiques et sociales du pays.

L’Essor : Faut-il l’ériger en une date symbolique à enseigner dans les écoles ?

Dr Fousseyni Doumbia : C’est quand même une histoire, un évènement très important qui a permis à notre pays de retrouver la liberté. Je crois qu’il faut même aller au-delà, parce qu’avant la révolution de 1991, il y a eu d’autres événements beaucoup plus importants. Le 26 Mars est toujours enseigné dans le cadre des différents cours dispensés dans les universités et l’histoire politique et institutionnelle du Mali. C’est un fait marquant à la construction des États modernes.

Ensuite, les années 1960 qui étaient aussi une période démocratique, avec le multipartisme, des libertés. Mais au regard des défis du moment on constate que le multipartisme et les libertés n’ont pas pu fonctionner normalement, d’où la restauration de la démocratie par le 26 Mars. Le plus important, c’est de prendre en considération tous les faits marquants l’histoire du Mali. Cela, de la période coloniale jusqu’à maintenant, en vue de permettre aux étudiants et élèves de s’imprégner des réalités politiques et historiques de notre pays.

L’Essor : Pourquoi le 26 Mars a tendance à tomber dans l’oubli ?

Dr Fousseyni Doumbia : L’espoir qu’il a suscité a été déçu, trahi par les acteurs du Mouvement démocratique. Parce que tout simplement les différentes crises sociopolitiques que nous avons connues ont fait que toutes les attentes qui avaient été formulées à la suite de la révolution du 26 Mars, n’ont pas pu atteindre les objectifs escomptés. Cela est vraiment déplorable. En plus, c’est une question de génération. De 1991 à nos jours, il y a eu plusieurs générations, mais on constate que ceux qui sont nés dans la démocratie et la liberté se sont rendus compte que les principes, les mécanismes et les valeurs qui incarnent la démocratie ont du mal à être respectés.

Ces enfants sont de plus en plus éveillés, formés sur la base des principes de la démocratie, de l’état de droit et des libertés. Après, ils ont grandi en se disant que l’état du Mali, peut-être, ne fait pas honneur à toutes ces valeurs. D’ailleurs, c’est ce qui explique les différentes manifestations populaires ici et là. Il y a une véritable crise de la démocratie représentative au Mali.

Beaucoup d’acteurs issus du Mouvement démocratique ont été élus lors des élections et après la population s’est révoltée contre eux. Dans la plupart des cas, les manifestants sont majoritairement des jeunes qui ont grandi dans cette démocratie. Peut-être aussi que des acteurs du Mouvement démocratique n’ont pas été des modèles. Parce qu’on a eu du mal à établir une certaine disparité entre l’ensemble des acteurs du Mouvement démocratique. Il y a un consensus qui a été même expérimenté par un ancien président où tout le monde s’était retrouvé pour gérer le pays comme si tout allait très bien. Alors qu’en réalité, sur le plan interne, ça n’allait pas du tout.

Parce que dans toute démocratie qui se respecte, il faut notamment une majorité qui gouverne et une opposition qui contrôle. Mais si l’opposition décide de se fondre avec la majorité dans le cadre d’un partage ou bien d’une gestion consensuelle du pouvoir, ça pose extrêmement problème. Avec ce consensus on a pensé que la démocratie malienne était solide, qu’elle était la meilleure. Le coup d’état du 22 mars 2012 est venu démontrer que la démocratie malienne n’était pas aussi solidement implantée comme on le pensait.

L’Essor : La révolution a-t-elle permis d’installer la démocratie dans notre pays ?

Dr Fousseyni Doumbia : C’est vrai qu’en théorie la démocratie est là, mais en pratique elle est totalement absente. Ce qui est important à retenir, c’est que la démocratie ne se résume pas à l’existence de plus de 200 partis politiques, des centaines de radios et de télévisions ici et là, ou même à d’aller aux élections tous les cinq ans. La démocratie doit s’accompagner aussi de la bonne gouvernance. Qui parle de bonne gouvernance, parle aussi de la maîtrise de la corruption, du respect de l’état de droit, de la stabilité politique, de la qualité de la règlementation, de la sécurité des personnes et de leurs biens. Il est particulièrement important qu’on sorte de la démocratie électorale pour aller à la démocratie de gouvernance.

L’Essor : Après le 26 Mars 1991, il y a eu le coup d’état de 2012 et celui de 2020. Ces trois événements ont-ils la même portée ?

Dr Fousseyni Doumbia : C’est la même portée, parce que tout simplement la seule motivation de ces coups d’État, c’était de mettre un terme à la pratique de mauvaise gouvernance qui a prévalu aussi bien dans le régime d’ATT que celui d’Ibrahim Boubacar Keïta. La grande question qui mérite d’être posée est : est-ce que la mauvaise gouvernance est un critère suffisant pour raccourcir le mandat d’un président démocratiquement élu ? Ce n’est pas parce qu’à chaque fois que ça ne va pas, l’Armée décide de renverser un président démocratiquement élu. Il faut qu’on sorte de cette séquence.

On a toujours tendance à rappeler que le coup d’État est devenu une tradition dans notre pays. Parce que tous les présidents de 1960 à nos jours, à l’exception du seul président Alpha Oumar Konaré, ont été renversés par un coup d’État. Alors les coups d’État récents renversent les présidents démocratiquement élus sous prétexte que le pays est mal géré.

La mauvaise gouvernance, en aucun cas, ne saurait justifier un coup d’État. Si ça ne va pas dans le cadre du fonctionnement d’un régime démocratique, la logique voudrait qu’on attende la prochaine élection présidentielle pour sanctionner le président qui est coupable de mauvaise gouvernance. Parce que le monde a beaucoup évolué aussi. Les pratiques des années 60, 70, 80, où le coup d’État était le seul mode d’accession au pouvoir, sont vraiment révolues.

L’Essor : Que faut-il faire pour un ancrage plus solide de la démocratie dans notre pays ?

Dr Fousseyni Doumbia : Le Mali a besoin de réformes majeures. C’est pour cette raison d’ailleurs que la question de la refondation est posée sur la table. Il s’agit des réformes audacieuses auxquelles le pays doit s’atteler pour rétablir une certaine confiance démocratique avec la population. Tous les secteurs doivent être refondés : Armée, partis politiques, organisations de la société civile, niveau institutionnel… Nous devons essayer même de revoir la copie de notre démocratie. Parce qu’il est particulièrement important qu’on puisse mettre en place des perspectives qui puissent permettre à notre démocratie de se stabiliser. Il faut qu’on se mette ensemble pour cette mission.

Propos recueillis par
Aboubacar TRAORÉ

Source : L’ESSOR