Ousmane Sy a occupé des postes ministériels au Mali, dont l’Administration territoriale. Cet acteur de la politique de la décentralisation au Mali nous indique dans cette interview, qu’il nous a accordée le 15 février 2021, sa vision du G5 Sahel, de la crise malienne ainsi que des risques que court le Mali en tant qu’État.

Phileingora : le Tchad a accueilli, les 15 et 16 février dernier, le sommet du G5 Sahel. Quelle analyse faites-vous du G5 dans la résolution de la crise dans cette région ?

Ousmane Sy : au début, le G5 était une approche essentiellement militaire. Cette approche a été accompagnée plus tard par une approche du développement.

Quand le G5 Sahel a été mis en place, je l’ai beaucoup interrogé parce que je me sentais gêné par ce concept derrière lequel je sentais une volonté de l’État français de prendre une initiative à la place des pays du Sahel. En plus, je n’ai jamais compris pourquoi le Sénégal, en tant que pays sahélien, ne fait pas partie de ce groupement.

J’ai beaucoup interrogé au Mali aussi qu’à l’extérieur sur cette absence sénégalaise. Mais je n’ai obtenu aucune réponse convaincante. Du coup, je soupçonne une volonté de séparer le Sénégal des autres pays du sahel.

Pensez-vous donc que le G5 est aussi un instrument de la France ?

Bien sûr que oui. Pour moi, le G5 Sahel est un instrument de plus pour la France non seulement pour se maintenir en Afrique, mais aussi pour ses besoins de protection personnelle.

De protection personnelle ?

La France aussi bien que l’Europe est très préoccupée aujourd’hui par deux questions fondamentales : le djihadisme et la migration. Voyant les difficultés que nous avons à gérer ces problèmes au Mali, la France anticipe pour venir les gérer à notre place de peur d’être touchée par les effets de ces crises.

Je mets le G5 Sahel et tout ce qui a suivi dans le cadre de la géopolitique. Toutefois, cela ne m’amène pas à dire que c’est la France qui constitue notre problème. Car si elle vient chez nous pour faire sa politique, c’est que nous avons été incapables de faire notre politique. Aussi longtemps que nous serons incapables de définir nos propres intérêts et de rencontrer la France avec ces intérêts, nous allons être des victimes.

Donc le G5 Sahel ne pourra pas apporter de solution à la crise malienne ou sahélienne ?

La solution à la crise malienne est au Mali. La solution à la crise du sahel est au sahel. Les réponses sont sahéliennes, elles sont maliennes. Elles ne peuvent pas venir de la France. Si la France apporte des réponses, c’est d’abord dans ses propres intérêts.

Si aujourd’hui Macron s’agite autant, c’est parce qu’il a des échéances électorales. Les Français l’interrogent sur l’intervention au Sahel. Ce qui fait que ces derniers mois, il met la pression afin de pouvoir montrer un trophée comme résultat de l’intervention de la France dans le sahel.

D’autre part, le président français Macron essaie de trouver d’autres alternatives pour retirer l’armée française parce que la mort d’une cinquantaine de soldats français au sahel crée des problèmes au sein de l’opinion publique française.

Puisqu’on se rapproche du débat électoral, Macron joue son mandat. Toutes les initiatives récemment prises sont beaucoup plus pour répondre aux Français qu’aux Sahéliens.

Comment comprenez-vous alors son absence au sommet du G5 Sahel à N’Djamena ?

Je l’ai déjà dit. C’est parce qu’il répond aux Français et non aux Sahéliens. Macron n’a pas de compte à rendre aux Sahéliens, mais plutôt aux Français.

Quel est le fond de cette crise malienne et sahélienne ?

Notre crise est le résultat du mauvais fonctionnement de nos États. Le fond de cette crise, c’est l’incapacité de nos États à mobiliser les communautés.

Ces communautés ont subi l’État depuis les indépendances. Aujourd’hui, l’évolution a fait de telle sorte que nous sommes dans des États de droit où on peut moins réprimer qu’auparavant. Ce qui fait que les communautés sont moins soumises. Or, nos États ne sont préparés qu’à gérer des communautés soumises. C’est cela le fond de cette crise.

Mais vous dites que la solution à ces crises est sahélienne et malienne. Quelle est cette solution ?

Pour moi, au lieu d’aller chercher des secours à l’étranger, nos États devraient aller négocier avec les communautés afin de s’adapter à elle. L’État doit se réconcilier avec ces communautés, chercher l’adhésion de ces communautés en engageant une véritable négociation avec elles, tant au niveau urbain que rural. C’est cela la refondation.

La véritable refondation consiste en l’acceptation par toutes les élites : politiques, sociales, militaires, administratives, d’aller s’asseoir avec les communautés et décider avec elles ce qu’est l’État malien. Cela demande une véritable négociation afin de sortir le pays de la crise. Sans cela, nous allons rester dans une répétition perpétuelle de crise.

Une répétition perpétuelle de crise, dites-vous ?

Oui. De l’indépendance du Mali à nos jours, tous les dix ans, nous sommes tombés dans une crise. Ce genre de schéma ne favorise pas le développement. Car chaque crise nous ramène à la case de départ. Elle ne provoque pas de véritable changement.

Si aujourd’hui les djihadistes, Amadou Kouffa ainsi que Iyad Ag Ghaly, arrivent à chasser l’État des territoires, c’est parce que les communautés ne tiennent plus. Nous avons installé un système sans pour autant les impliquer. Elles ont donc fini par s’en détacher. Et c’est cette faille que nos adversaires, nos ennemis internes et externes exploitent contre nous.

Nous savons que le dialogue avec les djihadistes divise également les opinions. Quelle chance pour l’option militaire ?

Aujourd’hui je ne parle même pas de dialogue, mais plutôt de négociation. Je ne suis pas en train d’exclure l’option militaire. Mais cette option ne doit pas être exclusive. La négociation doit précéder.

Il ne s’agit pas pour moi d’aller négocier avec les djihadistes, mais plutôt avec les communautés. Ce sera en fin de compte aux communautés de chasser les djihadistes. En ce moment, la France partira d’elle-même.

Depuis près de six mois, le Mali est gouverné par un régime de transition qui devra procéder à de grandes réformes. Cette transition pourrait-elle être à la hauteur des défis ?

Je pense que la Transition est un moment de refonte et de refondation. Depuis 1960, nous sommes dans les crises. Cela ne permet pas d’avoir la stabilité qui doit conduire au développement. Ce processus de développement nécessite la durée et la stabilité.

Aujourd’hui nous sommes dans une crise profonde qui est en train de remettre en cause l’existence même de notre nation.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

 Notre pays est en train de s’émietter en de petits territoires contrôlés par des chefs de bande. Chacun se constitue son petit territoire et le gère selon ses règles. Nos communautés qui ont toujours vécu ensemble dans la cohésion, le vivre ensemble, sont en train de s’éclater.

Comment recoudre la cohésion de notre territoire ? C’est cela le véritable défi que nous devons aujourd’hui relever. Comment renouer le lien entre des communautés qui ont toujours vécu ensemble ? C’est cela aussi l’enjeu.

Donc les élections ne constituent pas pour vous un enjeu ?

L’enjeu n’est pas les élections. Pour le moment, nous avons un autre problème plus important à résoudre. La transition est normalement faite pour cela.

La transition consiste à quitter un point A pour un point B.  C’est un temps pour mettre en place de nouveaux systèmes. Les penser d’abord pour ensuite les mettre en place. C’est une période qui demande le minimum de temps.

Quelle est la durée que vous envisagez pour cela ?

Après le coup d’État du 18 août, je voyais cette transition jusqu’en 2023. Cela donnait le temps aux organes de la transition de réfléchir avec les Maliens pour redéfinir les nouvelles bases sur lesquelles on allait reconstruire l’État malien. C’est ce qu’on a fait en 1991. La Conférence nationale a installé les bases sur lesquelles la Troisième république a démarré.

Cette transition aurait pu faire la même chose en installant les bases sur lesquelles la Quatrième république allait démarrer. Les élections allaient être organisées après avoir réussi toutes les réformes institutionnelles et politiques. Mais si on ne fait rien de tout cela, on va se précipiter d’aller aux élections sans se soucier comment les organiser dans le contexte actuel du pays, cela nous conduira à organiser des élections sur une partie du territoire en abandonnant l’autre partie.

Cela pose un véritable problème. Car ceux qui seront élus de ces élections auront difficilement l’adhésion de leur communauté.

Mais on est tellement obnubilé par l’accès au pouvoir qu’on oublie tout le reste. Or le pouvoir n’est valide que lorsqu’il y a un pays.

Tout le monde passe à côté de l’essentiel qui est de reconstruire ce pays, de le réorganiser pour que nous arrivions à le préserver dans son entité actuelle et à réunir les communautés maliennes.

Quels sont les dangers de ces crises répétitives pour le Mali ?

La situation du Mali est tellement grave à l’interne que nous constituons une menace pour nos voisins. C’est pourquoi la plupart des pays qui nous entourent sont en train de faire monter leurs militaires à nos frontières pour se protéger. Nous sommes également devenus un problème pour le monde.

Il y a donc deux schémas possibles : la disparition du Mali en tant qu’État ou notre mise sous tutelle directe.

Je le dis la mort dans l’âme, si les tendances actuelles se poursuivent, dans un an ou deux, nous n’aurons plus de pays et même la carte du sahel va se redessiner.

L’autre risque est de nous voir mis sous tutelle par les Nations unies. Si on estime que les Maliens sont incapables de résoudre cette crise, le Conseil de sécurité des Nations peut faire une résolution pour mettre le Mali sous tutelle.

Cette tutelle peut être confiée soit à une organisation comme la MINUSMA, qui va remplacer le gouvernement malien pour gérer le pays pendant une période bien déterminée. Ou encore on peut être confié à un autre pays comme la France.

Cette mise sous tutelle a déjà eu lieu dans certains pays. Le Cambodge a déjà été mis sous tutelle pendant un certain nombre d’années. Le Timor également.

Réalisée par Fousseni Togola

Source: Phileingora