Une Tribune Internationale de Franklin Nyamsi
Professeur agrégé de philosophie
Washington, Etats-Unis d’Amérique

J’arpente depuis quelques heures, les rues, avenues et boulevards de la capitale américaine. Chaque fois que je reviens dans ce pays, je ne puis manquer de me souvenir que sa grandeur est née d’une succession de guerres, de luttes, mais aussi de consensus politiques autour de valeurs, de principes, de règles et de mécanismes de coexistence collective. C’est la solidité de cette architecture spirituelle et morale de la nation américaine qu’exprime depuis plus de 200 ans, la constitution des Etats-Unis. Comment traduire cette constance du vivre-ensemble collectif des américains, malgré les hauts et les bas du génocide amérindien, de l’esclavage des Noirs, de la ségrégation raciale, des ravages de la guerre de Sécession ou des luttes socioéconomiques permanente dans ce pays? Je dirais volontiers que les Américains réussissent encore à vivre ensemble parce qu’ils sont réconciliés autour de certaines valeurs qu’ils estiment viables et pérennes, et que leurs institutions s’efforcent de traduire, avec toutes les imperfections évitables et inévitables, dans le quotidien des citoyens.

Cette évocation de la solidité des institutions américaines me conduit tout naturellement vers l’objet de la présente tribune: le 24 décembre 2017, l’ancien Président malien, le Général Amadou Toumani Touré, est rentré dans son pays, après cinq années d’exil au Sénégal. Renversé par un coup d’Etat du Capitaine Amadou Haya Sanogo, Amadou Toumani Touré, par ailleurs héros de la démocratisation malienne des années 90, en raison de son implication dans la chute du dictateur Moussa Traoré et de la transmission pacifique du pouvoir aux civils qui s’en suivit, a pu regagner son pays en raison de la forte volonté politique de réconciliation manifestée par l’actuel Chef de l’Etat, Ibrahim Boubacar Keita. Le Mali, malgré les errements tragiques qu’il a connus, sous le triple effet de l’invasion terroriste au Nord, de la corruption massive de son élite politique, et de la crise identitaire continue qui le traverse depuis son indépendance en 1960, sort renforcé dans son espérance par cet épisode politique. En accueillant son prédécesseur Amadou Toumani Touré, le Président Keita donne au Mali l’occasion de renforcer l’union de ses fils contre les défis de la pauvreté, de l’ignorance de masse, de l’insécurité et de la crise identitaire qui le retardent. Cet accueil prouve aussi que la démocratie malienne est encore capable, malgré ses difficultés évidentes, d’héberger les contradictions inter-maliennes, et que les principes constitutionnels maliens peuvent protéger chaque malienne et chaque malien de l’arbitraire. Cet accueil permet au Mali de bénéficier, symbolisme fort d’union, de la présence de tous ses anciens Chefs d’Etat vivants sur son propre sol, signe d’une société capable de s’assumer, de se regarder, de se supporter elle-même, sans leadership ostracisant et arrogant de telle ou telle des factions de son élite.

On peut dès lors se demander pourquoi de tels gestes de réconciliation entre les élites représentatives de l’essentiel des forces politiques nationales, sont encore aux abonnés absents dans de nombreuses républiques africaines? A l’évidence, l’exemple malien tarde à faire tâche d’huile, dans de nombreux pays, où la réconciliation nationale est en panne. Je songe par exemple au Cameroun, à la Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, à la Mauritanie, à la RDC, au Congo-Brazzaville, à la République centrafricaine, où les anciens Chefs d’Etat sont encore considérés comme des obstacles à la réconciliation nationale, alors même que l’évidence prouve que sans une saine appréciation de leur poids dans l’équilibre politique national, la stabilité et la prospérité collectives demeurent d’une façon ou d’une autre en suspens. Ne sont-ce pas des gestes de réconciliation entre élites de tous bords, en synergie avec des actes de réconciliation par les bases populaires, qui ont été mis en oeuvre et fructifiés par ailleurs dans des jeunes démocraties comme celles de l’Afrique du Sud de Mandela, du Zimbabwe de Mnangagwa, du Bénin de Talon, du Ghana de Nana Akufor Addo ou du Nigéria de Muhammad Buhari, ou du Sénégal de Macky Sall? Dans chacun des pays ci-dessus cités, comme au Mali du Président Keita, on peut observer que la réconciliation nationale est boostée par la présence harmonieuse et les garanties de paix assurées à toutes les figures politiques représentatives des forces et tendances majeures du pays. On peut observer qu’en Afrique du Sud, au Zimbabwe, au Bénin, au Ghana, au Nigéria, au Sénégal, la présence de tous les anciens Chefs d’Etat vivants sur le sol national contribue non seulement à renforcer la confiance des citoyens dans leur système politique, mais elle assure une transmission de compétences permanente entre les générations de dirigeants nationaux, qui demeurent ainsi associés à la défense du Bien Commun de leur pays, dans le respect des prérogatives constitutionnelles du tenant du pouvoir, bien entendu.

Revenons donc à ces pays africains où la réconciliation nationale est bloquée, où les anciens Chefs d’Etat meurent en exil ou en prison, sous le mépris de leurs successeurs; où les forces politiques concurrentes ne se sont entendues ni sur les valeurs, ni sur les règles, ni sur les usages constitutionnels; où les commissions électorales sont soupçonnées de faire le lit des tenants du pouvoir au détriment de leurs concurrents; où la réconciliation demeure malheureusement un flatus vocis , et non une volonté politique prioritaire, primordiale et déterminée.

D’où vient-il donc qu’au Cameroun, en Côte d’Ivoire, au Burkina Faso, en République Démocratique du Congo, en République du Congo, en Centrafrique, les élites politiques continuent de se regarder en chiens de faïence, alors même que le Bien Commun exige absolument leur réconciliation en concomitance avec celle des populations entre elles? Il me semble qu’il y a des facteurs de blocage personnels et collectifs à ces scènes de réconciliation bloquées.

Au plan des facteurs personnels, les pays où la réconciliation nationale est bloquée souffrent des égos surdimensionnés de leurs élites politiques. Côté pouvoirs, on fait souvent valoir qu’on a beaucoup et même trop fait pour la réconciliation nationale. On fait porter au camp d’en face les responsabilités de l’échec. Celui qui est au pouvoir a toujours beau jeu de dire qu’il ne peut forcer personne à se réconcilier avec lui. Or, une analyse objective des actes de réconciliation posés montre que les pouvoirs dont les tenants se prennent pour des individualités indispensables à la survie de l’univers, en font toujours juste assez pour perpétuer leur gloire. De l’autre côté, les oppositions dirigées par des égos surdimensionnés n’en font jamais assez: se réfugiant dans un discours victimaire, elles n’assument pas, et c’est le cas de nombreux anciens Chefs d’Etat, leur part de responsabilité dans les crises politiques qui leur ont valu soit la perte, soit l’éloignement du pouvoir. On voit donc que les politiques de réconciliation nationale africaines ne peuvent être menées que par des hommes et femmes politiques qui, comme Nelson Mandela, n’ont dans leur engagement citoyen qu’un idéal: servir leur peuple et ne jamais se servir de leur peuple, modestement, courageusement, sacerdotalement. Celui qui ne se surmonte pas lui-même ne peut aider son peuple à se surmonter!

Au plan des facteurs collectifs, les pays à la réconciliation bloquée se caractérisent souvent par l’embrigadement fort des populations dans les communautarismes ethniques, religieux et dans un sectarisme idéologique favorable aux entrepreneurs politiques qui détiennent ainsi du bétail citoyen captif. Les doctrines de la vengeance éternelle, profitant des blessures nées des conflits récents ou anciens, y dominent le débat public. Le pouvoir y étant autant perçu comme une occasion de jouir à son tour de l’exclusivité du Bien Commun, que comme un outil de vengeance contre les rivalités des clans concurrents. L’Oubli de l’avenir des peuples dans un monde instable aveugle les élites indociles à l’exigence fondatrice de réconciliation. Otages des manipulateurs politiques, les populations qui jouent volontiers le jeu du refus du pardon mutuel, de la réconciliation du bout des lèvres et de haine du Bien Commun sont ainsi maintenues dans un état de minorité spirituelle qui n’augure de rien de bon pour l’avenir de leur pays, si ce ne sont de perpétuels conflits fratricides. On voit donc aussi que sans la mobilisation des traditions de l’humanisme africain et universel, sans la mise en oeuvre de politiques d’éducation citoyenne qui hissent le niveau de conscience de la trivialité tribale ou de l’obsession superstitieuse à l’esprit critique du citoyen, sans une culture politique critique favorisée par le respect scrupuleux des libertés démocratiques fondamentales, les sociétés africaines dont la réconciliation est bloquée seront condamnées à stagner dans les marges de l’histoire mondiale.

L’exemple malien esquissé par ce retour de l’ancien Président malien, Amadou Toumani Touré, dans son pays, appelle donc tous les retardataires de la civilisation africaine du 21ème siècle à faire corps avec la triple exhortation de Guillaume Soro le 3 avril 2017 au Palais de l’Assemblée Nationale à Abidjan en Côte d’Ivoire:

« Osons le Pardon, Osons la Réconciliation, Osons l’Amour! »

Nous faisons, à la manière de Guillaume Soro, en chorus avec les pays africains de réconciliation, le pari d’ une Afrique désirable, grâce à une union africaine encore plus parfaite. C’est de cette orientation essentielle pour l’humanité africaine que naîtra la mise en oeuvre décidée d’actes de réconciliation sincère par les pouvoirs et oppositions, par les sociétés civiles, par les anciens et actuels Chefs d’Etat de tous ces pays d’Afrique où, pour l’heure une psychorigidité stérile empêche encore les peuples de vivre les scènes de fraternité du 24 décembre 2017 malien. Regardons donc et méditons sérieusement ce qui se passe chez nous et autour de nous, pour ne pas sortir, par éjection, de la roue de l’Histoire.

 

Source: connectionivoirienne