La France s’est mise à consolider et à élargir ses possessions, au lendemain du Congrès de Berlin, en 1884-1885. La République, soutenue par des agents d’affaires, va se mettre à construire un empire colonial, au nom de la propagation des idéaux de la civilisation. Sauf que cette expansion a été faite au prix d’une grande criminalité. Retour sur la marche sanglante du capitaine Voulet et du lieutenant Chanoine entre l’actuel Burkina Faso, le Niger et le Tchad en 1896.

On en sait assez sur les combats qui ont opposé l’armée coloniale à Samory Touré, Lat Dior Diop, Tiéba et Babemba Traoré… On en sait toujours moins sur l’incurie et la terreur semées par le capitaine Paul Voulet et le lieutenant Julien Chanoine, sur une ligne de mire qui devait relier Ouagadougou à N’Djamena au Tchad. Les officiers finiront par être tués par la troupe. En guise d’explication, les rapports du ministère de la Défense diront qu’ils étaient malades, victime de la « soudanite aigüe », un syndrome causé par l’ennui, l’alcoolisme, le désespoir et qui se traduisait par un comportement qui aboutissait à la perte du sens de l’humanité. Les soldats et les agents coloniaux en étaient victimes. Cela a suffi comme explication, car colonisation pouvait rimer avec brutalité, surtout si l’occupation devait avoir des débouchés pour les produits manufacturés.
La mission sera connue comme la « colonne Voulet-Chanoine ». Paul Voulet et Julien Chanoine avaient déjà de bons états de service, parce qu’ils ont vaincu les territoires mossis, entre 1895 et 1896. Dans la littérature militaire, il est dit qu’ils ont pris Ouagadougou, un véritable euphémisme quand on sait que la place a été littéralement « nettoyée et rasée ». Mais leurs supérieurs en France étaient très contents de leur travail. La logistique a été mise sur place, à partir de Bandiagara. R. Johnsonn, dans une publication du Magazine Books N° 17, de novembre 2010, nous donne les détails de cette mission, sous le titre « Voulet et Chanoine, capitaines des ténèbres ».

L’expédition était constituée en plus des officiers français, les inévitables tirailleurs sénégalais et des porteurs estimés à 600 personnes et 200 femmes-esclaves, pour répondre aux besoins sexuels des officiers et des tirailleurs ! Mais ce nombre était loin de satisfaire les caprices des conquérants. Johnson nous apprend que « tous les hommes, naturellement, voulaient eux aussi des amantes : à mesure que la troupe progressait en livrant bataille, elle en capturait de nouvelles – sans doute 600 femmes supplémentaires –, suivies d’une ribambelle d’enfants ». Il fallait transporter environ 30 tonnes de matériels.
La mission devait donc, dans le fil de sa progression, vivre sur le pays c’est-à-dire prendre aux villages des territoires traversés tout ce dont elle avait besoin pour sa subsistance. Il s’agit des réquisitions qui ne sont que des abus. Certains villages n’obtempèrent pas. En de pareils cas, c’est la canonnade, les exécutions sommaires, les villages incendiés. Pour faire peur, les têtes sont placées sur des piquets. Eh oui, c’est au nom de la civilisation et des intérêts supérieurs de la patrie pourtant. Sur le parcours, la colonne infernale signe des faits sanglants d’une rare barbarie. La colonne atteint le territoire de ce qui est aujourd’hui le Niger. Elle s’attaque à la ville de Birnin Konni, encore célèbre de nos jours comme une place forte des Haoussas, aussi inventifs que tenaces dans le commerce. Nous sommes le 8 mai 1899. La troupe a besoin de plusieurs têtes de bétail. Le village peut bien satisfaire cette demande sauf que les animaux étaient un peu loin dans les pâturages. L’armée ne peut pas attendre, elle tire et tue entre 8.000 et 10 000 personnes ; un véritable massacre.

Les envahisseurs avaient tout prévu sauf la résistance de la cité défendue par une reine, Saraouinia Mangou. Mais déjà, les nouvelles de l’avancée sanglante des deux officiers parviendront à Paris. Le lieutenant Peteau qui conteste les méthodes de ses supérieurs est exclu de la colonne. Dépité, il écrit à sa fiancée une lettre qui finira par avoir de l’effet dans le domaine public. Le gouvernement décide d’arrêter la mission et de l’arrêt des deux officiers.
Le 20 avril, l’ordre est signifié au colonel Arsène Klobb en garnison à Tombouctou. Il va mettre trois mois avant d’atteindre Voulet et Chanoine, le 14 juillet 1899, dans le village de Dankori, non loin de Damagaram. Voulet donne l’ordre de l’abattre, alors même que Klobb avait porté sa médaille de la Légion d’honneur. La France s’émeut et dénonce « un crime odieux ».
Deux jours plus tard, Voulet et Chanoine seront à leur tour abattus par les tirailleurs, le 16 juillet pour Voulet et le 17 juillet pour Chanoine. Un an après, la mission qui a été reprise en main par le lieutenant Joalland, adjoint du couple infernal et le lieutenant Meynier. Ils planteront le drapeau tricolore en 1900. Ils seront quelques années plus tard des généraux de la grande armée.

Cette histoire n’est pas une fiction. Les faits sont réels. Ils doivent être dans nos livres d’histoire et dans l’actualité pour que ceux, qui aujourd’hui encore pensent que le colonialisme était un humanisme se réveillent. Jules Ferry, nous a-t-on dit, était un défenseur de l’école publique. Nous ne devons jamais oublier que malgré tout il était un adepte de la colonisation, comme en témoigne son discours du 28 juillet 1885 au Parlement. Pour lui, la France ne pouvait rester un grand pays qu’en portant partout où le pouvait, sa langue, ses mœurs, son, drapeau, ses âmes et son génie. Ce serait même un devoir en tant que race supérieure. Et c’est bien au nom de cette race supérieure que l’Afrique a été envahie, cultivant et laissant fleurir beaucoup d’adeptes de Jules Ferry. Hélas !
Le modèle pour nous aurait été Georges Clémenceau qui, rétorquant à Jules Ferry, a dit que : « Races inférieures ! Races supérieures ! C’est bientôt dit. Pour ma part, j’en rabats depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer scientifiquement que le Français est une race inférieure à l’Allemand. Non, il n’y a pas de droit des nations dites supérieures contre les nations dites inférieures […]. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer et extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Mais n’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. » (Georges Clemenceau, Discours devant la Chambre des députés, 31 juillet 1885). Entre ces deux conceptions se jouent encore notre destin.

Source: Journal l’Essor-Mali