Monsieur le directeur général de l’ORTM,

Je viens de lire l’article paru le 8 mars 2018 dans un hebdomadaire de la place, sous la signature de M. Youssouf Bamey: prête nom de Sidiki N’Fa Konaté. La raison m’exige de ne pas m’aventurer sur l’esplanade des mensonges et calomnies qu’il étale, bien au contraire de revenir au seul enjeu de cette censure. Car il me faut vous affirmer ceci : je suis cinéaste, je fais des films et je vous parle ici de cinéma.

Ce qui est en jeu dans la censure  caractérisée de O KA, ne peut s’expliquer par votre vision boutiquière de son objet. Mon film est marqué par une plongée dans les racines historiques de notre pays, dans un style ouvert à l’expression sensible et poétique qui est la marque d’un cinéma dont la finalité est d’enrichir la conscience et la culture du peuple. Je ne puis admettre le déni qui est fait de la créativité artistique à laquelle je me réfère et qui est reconnue par la critique internationale du plus haut niveau, sous le prétexte que ce film  serait un « baroud d’honneur », une « vengeance ».

Ainsi, il n’y a de ma part aucun « acharnement » contre l’ORTM, tout au contraire, mais une volonté de garantir à tout  citoyen du Mali le droit d’apprécier et juger lui même une œuvre cinématographique reconnue de qualité, dérangeant un unique petit clan décidé à s’auto attribuer  à cette occasion un rôle de victime. Contrairement aux propos de l’article, il n’y a pas dans ma démarche  le fait « qu’un cinéaste veuille obliger une chaîne publique à diffuser un film », mais, une interrogation légitime sur l’autorité que prend votre institution en occultant ce film pour des raisons relevant de prétendues utilités familiales. Les spectateurs Maliens seraient-ils privés de mon film au nom de votre seule appréciation ?

Pour ce qui est de l’allégation qui dit que O KA « est monté sur du faux »… Et bien nous y voilà. Le faux, le vrai, sont les éléments fondamentaux d’un film, chacun étant amené à croire ce qu’il veut, et je ne prétends pas avec O KA faire œuvre de justice, mais créer un  point de vue cinématographique. Si je vous affirme que tout est vrai dans le récit, cela ne changera rien à sa valeur  L’auteur de l’article évoque en m’attaquant, « l’invité qui veut emporter le plat auquel il a été convié ». On doit plutôt dire que je gêne « en mettant les pieds dans le plat » d’une cuisine chicanière et douteuse.

Je voudrais donc attirer votre attention sur le point suivant. Comme il fut dit, O KA a été diffusé dans de multiples pays (au Festival de Cannes en 2015, où il a représenté toute l’Afrique) et, de ce fait, commenté.  Quelles que furent les critiques formulées, toutes ont relevé dans le film une métaphore ou une représentation du réel chargée de symboles, comme seul un film peut en proposer. Ainsi, hors des frontières du Mali, la reproduction de cette histoire devient un récit universel, et le film y est généralement apprécié comme la faculté que s’est octroyée notre nation à pouvoir émettre un avis critique libre mais engagé, sur un fait de société.

Cette absolue nécessité de liberté artistique, c’est le terreau d’une démocratie. Dès lors comment se fait-il que cette œuvre, par essence personnelle, perde ses valeurs universelles au seul Mali ? Serait-ce que la situation décrite y deviendrait trop réaliste? Ainsi le réel viendrait étouffer la création…? Alors à ce titre, que pourrait- on dire du film « dictateur »  de Charlie Chaplin ? S’il avait été diffusé en 1939, année de son tournage, il aurait été un point de vue dont on aurait eu beau jeu de dire qu’il est basé sur du faux…Après la guerre, il ne reste que l’œuvre. Car la vérité est là, M. Sidiki N’fa Konaté. Je ne suis pas un pamphlétiste ou un journaliste aigri, réduit à user d’un film ou d’un article pour régler des comptes, mais  un auteur dont l’œuvre poétique s’appuie d’abord sur le réel.

L’ORTM et vous-même avez prouvé par le passé un attachement puissant à l’audace artistique, avec une absence de carcan qui a fait du Mali une authentique puissance culturelle. Ainsi, que dire de Finye, tourné en 1981 ? Sous le régime militaire, ce film était une utopie, une « subversion ». En mars 1991, il est devenu une réalité dans la rue. Et bien, fort de sa reconnaissance internationale, ce film d’opposition à l’autorité du moment par la seule liberté qu’il préfigure, a été diffusé au Mali… en 1982, sous le pouvoir du Général Moussa Traoré ! Avec cet exemple, je vous sais trop respectueux de notre démocratie, pour ne pas mesurer combien la censure d’O KA s’inscrit à revers de l’indépendance artistique qui ont fait notre fierté et forgé notre histoire.

Vous le savez, la reconnaissance de mes œuvres passées a contribué à donner au Mali la juste image d’un pays « phare » du continent, dans son domaine cinématographique.  Alors, de quelle façon pouvons nous  admettre que mon dernier film, éminemment personnel et donc d’une grande précision sur les faits, soit volontairement  effacé dans son seul pays d’origine? Comment par le seul fait du pays de sa projection, un long-métrage peut-il passer du statut d’œuvre de création à celui d’une vengeance populiste ?  Seriez-vous celui qui  bannirait le cinéaste de Baara, de Finye, de Yeelen,  de Waati, pour la seule raison que vous ne lisez dans un film qu’une prise à partie publique ?  Ma création relève de mon émotion, et c’est ainsi qu’elle fut toujours appréciée. Comme toujours, elle s’appuie sur ma propre histoire, c’est ne pas l’admettre qui serait une injustice.

Avant de clore cette lettre ouverte, je tiens à remercier Son Excellence Ibrahim Boubacar Keita, Président de la République du Mali, pour m’avoir aidé à la finition de ce film. Je remercie le Ministère de la Justice pour avoir donné un sens à notre combat de tous les jours en déclarant qu’il y a eu effectivement Denis de Justice à l’encontre de la famille Cissé et demandé au Procureur Général de la Cour Suprême du Mali d’instruire à nouveau le procès. Je remercie les Ministères de la Culture et Des Domaines et des affaires foncières, le PMU Mali, la CANAM, les 6 Maires des Communes et le Maire Central de Bamako pour leur soutien à la diffusion du film O KA dans tous les quartiers de Bamako. Je remercie Jérôme Seydoux, Président de Pathé films France et tous les amis qui sont toujours restés dans l’anonymat pour leurs contributions à la finition de ce film.

Le film O KA va poursuivre son chemin par-delà ces clameurs sans fondement ni talent, tout comme le soleil nous enchante tous les jours au Mali.

Vive la liberté d’expression.

Vive la démocratie.

Vive le Mali.

Souleymane Cissé 

Cinéaste

U C E C A O

Bamako, le 14 Avril 2018

Source: Le Républicain