Le 15 janvier 1894, les Touaregs, sans un seul fusil, ont mis en déroute une armée moderne, dans cette clairière aujourd’hui symbolisée par une stèle, entre Goundam et Tombouctou. Le gouvernement a procédé au classement du site de cette bataille historique en 2011. Cet épisode de la conquête coloniale a eu un impact considérable parce que le lieutenant-colonel Bonnier était une grande figure militaire de la France. Il était sorti de l’école polytechnique en 1873.

La conquête du Soudan a donné l’occasion aux officiers français d’assurer leur promotion. Par la force de leurs armes, les intrigues, l’impréparation de leurs adversaires, ils ont rapidement taillé à la serpette le vaste territoire qui allait faire la fortune de la France. Pour eux, vaincre les résistants relevait de la pacification. De Médine en 1857 à Tombouctou en 1894, il s’est passé des faits d’armes héroïques : les résistances ambulantes de Samory et de Elhaj Oumar, la prise de Sikasso, …. Très généralement, nous n’avons de ces combats que la mémoire rapportée par les vainqueurs, faisant passer la résilience des Africains comme des faits de rébellion, d’insurrection ou de sédition. Archinard ne dira jamais, dans les faits comment il a « vaincu » Diéna, en 1891…, tout comme le capitaine Morisson ne dira jamais comment il a été éconduit de Sikasso par Babemba en 1898.
Tacoubao s’appelle en réalité Taquinbawt, pour les autochtones touaregs. Nous en avons un récit différent de celui des colonisateurs grâce à la « science » de Jacques Hureiki, un ethnopsychiatre qui a axé ses recherches sur la compréhension des itinéraires des identités douloureuses, un peu comme Frantz Fanon en Algérie, Jacques Hureiki a pratiqué les Touaregs. Il a publié des ouvrages que bien de spécialistes actuels des questions touaregs devraient relire (« Les médecines touarègues traditionnelles. Approche ethnologique (Karthala, 2000) et Essai sur les origines des Touaregs. Herméneutique culturelle des Touaregs de la Région de Tombouctou (Karthala, 2003). Dans « le journal des africanistes » (2003), il revient sur le double traumatisme de Tacoubao, pour les troupes coloniales et les populations autochtones. Ses informations recueillies rapportent la version orale de la bataille en se plaçant du côté des Touaregs. Cette version est conforme, à un ou deux indices près, à celle récoltée, par le commandant Réjou, qui a commandé la place de Tombouctou. Lui aussi, avait vu Cheiboun.
Entre Goundam et Tombouctou se trouve Tacoubao, le lieu de sinistre mémoire pour les colons français. Le 15 janvier 1894, au petit matin, le lieutenant-colonel Bonnier, s’y fait surprendre. Son armée littéralement prise d’assaut est totalement décimée. Bonnier, lui-même et sept officiers de son état-major ont péri. Dans le reste de la troupe, la France a compté la mort de trois officiers et deux sous-officiers européens, 67 tirailleurs, trois guides, un interprète, un planton indigène, un cuisinier et huit garçons d’officiers. Ce décompte macabre a pu être établi par le capitaine Nigotte, le seul qui a survécu à cette bataille. En France, cette bataille a été présentée comme une « tuerie ». Les mots ont ici tout leur sens. Ce qui, à l’époque des faits, a surtout intrigué c’est la compréhension même du mobile du déplacement du lieutenant-colonel Bonnier avec quasiment toute son armée. Là aussi, la mémoire coloniale ne s’est pas privée de manipuler les faits. En réalité, une fois Tombouctou conquise, Bonnier a reçu de sa hiérarchie un ordre qui le rappelait à Kayes. Officier discipliné, tout indiquait que le colonel était en observation du règlement et organisait son retour. Après la débâcle, l’armée a maquillé les faits pour faire de ce retour une mission de reconnaissance. Pour si étonnant que cela puisse paraître, le colonel Joffre, un officier de la grande armée française, futur maréchal, qui se trouvait dans la zone de Goundam a mis près de deux semaines avant de se rendre à Taquinbawt, en justicier. Il n’est sur les lieux que le 8 février. Dans cette lecture, il ne faut jamais occulter la rivalité entre les officiers. Bonnier a conquis Tombouctou, la ville de tous les rêves. Joffre y est rentré plus tard.

Que dit le capitaine Nigote ?
Le colonel Bonnier est parti de Tombouctou, le 12 janvier. En route, il va s’illustrer par une rare violence, semant la mort et la désolation partout. Il confisque tout le bétail appartenant aux Touaregs qu’il croise. Il ne fait pas de prisonniers. à part des femmes. Il est vrai que les militaires en campagne n’aiment pas la solitude. Le 15 janvier, il fait établir, dans une clairière, son campement. C’est à 4hl5 qu’il a été attaqué de manière fulgurante.
Le capitaine Nigotte rapporte « malgré la rapidité avec laquelle nous nous sommes levés, les Touaregs sont déjà sur nous. à la lueur des feux, nous percevons devant nous… une masse d’hommes à cheval et de fantassins qui se rue sur nous en ordre et en silence. Ils sont à peine à quelques mètres. à ce moment, des javelots arrivent sur nous ».
Il poursuit sa narration. « Ces gens-là sont sur nous », dis-je alors au lieutenant-colonel Bonnier. Nigotte conclue : « L’état-major se trouve alors pris à dos par une foule d’hommes et d’animaux. Ce sont les tirailleurs… complètement affolés et sans armes, les bœufs que les Touaregs ont fait sortir de leur parc et qu’ils poussent sur nous à coups de lance. La surprise et l’attaque sont si rapides, le désordre prend une extension si grande en si peu de temps, que toute résistance est impossible. Nous n’avons même pas le temps de nous retourner pour essayer de nous rendre compte de ce qui se passe derrière nous et du danger qui nous menace par-là ; les Touaregs venant de la clairière… sont sur nous», « le groupe formé par les quelques officiers a été rompu par les bœufs et par les cavaliers touareg… La résistance paraît avoir complètement cessé ».
Que disent les Touaregs?
L’interlocuteur de Hureiki précise que la résistance touareg était conduite par Mohamed Ag Awwab. Il lui dresse un tableau des contours de l’avancée des troupes coloniales, depuis Ségou. Il l’informe aussi sur l’état des préparatifs et la mise en œuvre de la stratégie militaire, après avoir fait une bonne lecture de la carte des alliances que les Français ont signées avec les Peuls du Macina, notamment. Voyant l’envahisseur venir, les Touaregs ont regroupé tous les combattants des tribus alliés. Ils ont mis à contribution, les Arabes qui étaient à Tombouctou et qui pouvaient donner des renseignements de première portée. Les Touaregs ont constitué deux camps ; un pour les femmes et un autre pour les hommes. L’organisation se poursuit en silence, car le tambour de guerre n’a pas été battu.
L’interlocuteur du chercheur donne des détails sur la façon dont les Français ont installé leur bivouac. « Ils entourent leur campement par une clôture et firent un grand feu de camp avec des sentinelles de garde portant des fusils », indique-t-il. Cette position connue, les Touaregs envoient deux éléments faire la reconnaissance. Les « espions » n’ont vu qu’ « un seul gardien près du feu » et deux autres soldats en train de chercher du bois. Comme dans toute armée organisée, ces trois éléments ont été neutralisés et rapport a été dressé au chef. Le moment de l’attaque fut fixé à la prière de l’aube, « parce qu’on pouvait mieux voir l’ennemi à cinq heure du matin ». L’interlocuteur précise que les assaillants ont constitué deux groupes : un à pied sous le commandement de Maghni Ag Gamách, et un autre à cheval formé d’une cinquantaine de cavaliers, sous le commandement du chef, Mohammed Ag Awwab. Le commandant Rejou, sur ce point, parle de trois groupes d’attaques. Bonnier et ses hommes sont pris en étau : les cavaliers par-dessus les clôtures, suivis par les hommes à pied. Information de taille, rapporte l’informateur, « à la surprise des Touaregs, les Français ne dormaient pas, ils étaient éveillés et à la portée de leurs armes ». Il bat en brèche ainsi l’idée selon laquelle les Français dormaient et que ceux-ci dans leur sommeil ont été chargés par des troupeaux de bovins. Il a fait constater que « tous les Français sont morts à l’exception d’un Toubab, qui s’est enfui jusqu’à Houauro et se cacha dans une cabane. Treize officiers furent tués, mais également quatre-vingt soldats sénégalais ».
Du côté assaillants, comme on dirait aujourd’hui, « Cheiboum (futur Amenokal) était le seul blessé par une baïonnette à l’épaule. Un seul Imouchar trouva la mort, tué, dans la confusion de la bataille et dans l’obscurité, par un de ses frères d’un coup de takouba (glaive), il s’appelait Ghalî Ag Mani. »
Voilà pour les faits. Si les Français ont pu rapporter leur version, rien ne permet de mettre en doute celle des Touaregs qui se sont révélés en véritables stratèges : collecte et recoupement du renseignement, regroupement des tribus, choix du lieu de la bataille, et cela sans frapper le tambour du commandement…
Après Tacoubao, l’armée française a réorienté son dispositif. Le colonel Joffre va « nettoyer » les lieux et fera plusieurs victimes avant que les Touaregs ne finissent par se « soumettre ». Joffre organise le rapatriement des restes de Bonnier et de ses compagnons. Une cérémonie fut organisée le 9 septembre 1896 à Marseille.
Pour nous, les Touaregs victorieux à Tacoubao sont des héros. L’état a reconnu ce mérite en classant le site dans le patrimoine historique de notre pays. Il faut l’enseigner à l’école et dans les armées au même titre que la construction des forts dont la technique a été maîtrisée par nos anciens. Là, il faut que l’histoire rejoigne le présent.

 

Source: L’Essor-Mali