REPORTAGE. Les migrants de la région de Kayes au Mali installés à l’étranger ont remplacé l’État et assurent ses missions.

Dans la case à palabres, les hommes en bazin, graves, écoutent l’enregistrement. La voix est calme. “Je vais bien, j’attends un bateau, je suis en bonne santé”, assure la voix, calme, en soninké. C’était en novembre, Mahamadou Diallo était à Tripoli, CNN avait montré des migrants subsahariens vendus comme esclaves et il voulait rasséréner sa famille. Le message WhatsApp est parvenu à un ami du village, à Yarka, aux confins de la région désertique de Kayes, qui jouxte la Mauritanie. Puis plus rien. Il y a quelques jours, son frère a appelé de Guinée équatoriale pour dire que le petit avait trouvé une embarcation. Sans prononcer le reste : Mahamadou faisait partie des 48 morts du dernier naufrage. Une photo montre le jeune homme de 26 ans, souriant, en pull bleu marine ponctué de petites baleines blanches. Sa mère, cloîtrée avec les femmes, est prostrée sous son voile fuchsia. Son père, enroulé dans un chèche bleu nuit, hoche la tête : “Je lui avais interdit d’aller là-bas, on sait que c’est dangereux. Il devait rester en Algérie…” L’empêcher de partir ? L’assemblée gronde : “Notre vie dépend des migrants ! Ils envoient l’argent pour manger, se loger, les décès, les mariages… Personne ne dit à son enfant : “Va mourir là-bas !”, mais on n’a pas le choix.” A Yarka, en quarante ans, les migrants ont fait construire deux mosquées, un magasin où ils paient les aliments depuis l’étranger, une école, 25 puits, un potager où travaillent 121 femmes. Au milieu de l’immensité jaunie, elles arrosent leurs plants de tomate et d’aubergine. Avec l’eau des migrants.

Sur les 2 900 habitants de Yarka, au moins 70 vivent en France, des dizaines d’autres sont répartis entre le Gabon, la Guinée équatoriale, la Côte d’Ivoire ou l’Espagne. “La région de Kayes est un cas d’école, note Flore Gubert, chercheuse à l’Institut de recherche pour le développement. C’est la diaspora la plus organisée, les départs sont gérés par les chefs de famille et de village.” C’est aussi celle qui paie le plus lourd tribut à la Méditerranée. “Quand 800 migrants se sont noyés en avril 2015, 133 étaient d’ici, raconte Hassana Yalcouyé, du Groupe de recherche et de réalisation pour le développement rural. Tous les villages étaient en deuil.” Peu de noms encore sont connus cette fois, mais le drapeau de la mairie de Yélimané est en berne. Le cercle, circonscription dont il est la capitale, compte le plus de “ressortissants” à l’étranger. Il est donc le mieux équipé de ce Sud-Ouest aride du Mali. Le long des 151 kilomètres de route bitumée depuis Kayes grâce aux migrants, le moindre village est hérissé d’un château d’eau, d’une mosquée, de maisons à étages. “Il y a plus d’adduction d’eau potable dans le cercle de Yélimané que dans tout le reste du pays en zone rurale”, appuie Yalcouyé.

Eau propre

Ces réalisations dénotent une forte capacité d’organisation. Ainsi les migrants de Yaguiné-Banda et Gory-Banda, villages voisins, se sont-ils associés pour construire une école, un centre de santé et un château d’eau avec panneaux solaires. Petit, barbe blanche et lunettes carrées, le chef de village, jambes tendues, présente les trous de ses chaussettes kaki à ses administrés. Les femmes et les enfants écoutent dehors. Il n’y a plus un jeune. Si le nombre d’habitants est flou (3 500 pour les deux localités en 2009), il sait que 600 sont à l’étranger. “Sans eux, il n’y a rien, il n’y a pas d’eau, il n’y a que le soleil. L’an dernier, il n’y a pas eu de pluie, on n’a pas eu de récolte”, plaide-t-il. Avant le château d’eau de 5 000 litres, les femmes se levaient à 4 heures pour tirer 40 litres au puits et y retournaient toute la journée. Les villageois ont enfoui eux-mêmes les 9,5 kilomètres de tuyaux amenant l’eau dans chaque maison et au centre de santé, qui a fait plonger la mortalité infantile. “Pas un cas en deux ans, sur 6 ou 7 naissances par mois, assure Cheickina Konaré, le médecin. Grâce à l’eau propre, les diarrhées ont diminué et le ver de Guinée a quasi disparu du cercle.”

A Yarka, le fruit du labeur des migrants est consigné dans des cahiers. En bleu, les virements sur un compte unique, avec les noms de l’expéditeur et du destinataire. En rouge, les retraits pour la communauté. Les sommes versées oscillent entre 20 000 et 500 000 CFA (30 à 760 euros), et les métiers des expéditeurs montrent que les villages maliens ont été construits par ceux que les Français ne voient pas : balayeur de la ville de Paris, femme de ménage au Parc des expositions de la porte de Versailles, éboueur… Ils s’entassent dans des “foyers”, à Montreuil, Aubervilliers ou Paris, où ils louent un matelas à l’heure, pour 50 euros par mois. Ils se nourrissent pour 3 euros par jour, achètent des fripes et n’ont aucun loisir puisqu’ils cumulent plusieurs emplois. La majeure partie de leur salaire va au village, jusqu’à 500 euros par mois. Les anciens en parlent avec une singulière nostalgie. “Vous connaissez le métro Porte-de-Clignancourt ? demande Brahima Keita, 65 ans, qui semble en avoir dix de plus. J’étais tout près. Quand le taxi m’a déposé, le 29 décembre 1974, et que j’ai vu tous ces lits les uns sur les autres, je me suis dit : “C’est pas là, il s’est trompé.” Mais j’avais un aller simple !” Il est resté trente et un ans à surveiller les hangars de la RATP, et la famille a construit sa maison, qui loge plus de 50 personnes.

Personne ne dit à son enfant : “Va mourir là-bas !”, mais on n’a pas le choix.

La tradition de migration chez les Soninkés, ethnie agricole puis employée sur les bateaux du fleuve Sénégal, remonte à loin. “Dès la colonisation, pour payer l’impôt en numéraire, ils travaillent dans les champs d’arachide au Sénégal, pour des périodes de six mois, retrace Bréma Ely Dicko, sociologue de la faculté des sciences humaines de Bamako. Et des charbonniers et matelots des navires restent au Havre et à Marseille.” En 1918, certains tirailleurs sénégalais (en fait, de tout le continent) démobilisés s’établissent en France, de même qu’après la Seconde Guerre mondiale. Le 2 novembre 1945, de Gaulle signe une ordonnance qui crée l’Office national d’immigration, ancêtre de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii). Il faut reconstruire, et sa mission est “le recrutement et l’introduction en France de travailleurs originaires des territoires d’outre-mer et des étrangers”. Le bâtiment et les usines Renault absorbent, en Ile-de-France, une bonne partie de la main-d’oeuvre. Le premier choc pétrolier annonce le durcissement de la politique migratoire, et il coïncide avec les vagues de sécheresse dans le Sahel, en 1973. Jusqu’en 1986, les Africains sont exemptés de visa. Depuis plus de dix ans, on avance le nombre, impossible à vérifier, de 4 millions de Maliens à l’étranger. Seule certitude, leurs transferts, plus importants et stables que l’aide internationale, ont toujours augmenté, pour atteindre 1,1 milliard de dollars, soit 7,4 % du PIB, en 2017, selon la Banque mondiale. Les Soninkés, qui ont tissé les meilleurs réseaux de solidarité, sont les plus nombreux en France et ont fait de la migration une culture, rite initiatique qui transforme ceux partis “à l’aventure” en héros.

Richesses

Eux la présentent comme subie, conséquence de l’absence de l’Etat dont ils remplissent les fonctions régaliennes. Kayes était desservi par un aéroport, il est fermé. La portion du chemin de fer de Dakar vers Bamako vient de rouvrir, mais avec les mêmes voitures vétustes, et il faut compter une journée de trajet. Sur les deux routes qui mènent à la capitale passent des milliers de véhicules par jour, mais celle du Sud n’est pas entièrement goudronnée. Elle traverse le fleuve Sénégal, or les camions de gros tonnage ne peuvent prendre le bac. La route du Nord est donc saturée, vérolée de trous profonds, ponctuée de bus échoués sur les bas-côtés, et on parcourt ses 600 kilomètres en dix heures. Cet enclavement entrave l’essor d’une région qui regorge de richesses. “Avec ses trois frontières et les douanes, Kayes contribue plus que Bamako au budget de l’Etat, fulmine Founeke Sissoko, secrétaire général du conseil régional. Il y a les patentes des mines d’or, le fret… Le désintérêt total depuis la nuit des temps a placé les Kayésiens devant une alternative : disparaître ou s’assumer.” C’est-à-dire partir. La grogne contre l’Etat a même généré un mouvement autonomiste devenu récemment le Front d’action pour la région de Kayes. La colère est intacte mais pas sans nuance. “Nous avons ces potentialités et pas de développement, alors les gens partent, comme leur père. Or les conditions ont changé”, juge Kante Oumar, leur porte-parole.

La génération qui s’est sacrifiée dans les années 1970 a créé une dépendance, au point que les retours sont mal vus. “Je suis rentré parce que ma famille me manquait, mais elle aurait préféré que je reste là-bas, relate Keita avec un sourire triste. Tout le village m’a pris pour un con, un fou. La dureté du boulot, les villageois s’en foutent, quand ils ont un problème, ils t’appellent pour l’argent.” Stéphane Vézignol, directeur de l’Ofii au Mali, vise les projets d’aide au retour pour les migrants illégaux. L’an dernier, 33 dossiers ont été traités (contre 18 688 départs, selon les 10 points de contrôle de l’Organisation internationale pour les migrations en 2017). “Les migrants galèrent en Europe, ils ne trouvent pas de boulot, mais le regard sur ceux qui rentrent est un frein au retour”, déplore-t-il. L’Association malienne des expulsés monte des groupes de parole à Bamako : “On ne les croit pas, on leur dit qu’ils fuient leurs responsabilités. Ils ont peur, c’est une humiliation de rentrer chez ses vieux parents sans argent”, décrit Amadou Coulibaly, porte-parole. A la honte s’ajoute parfois le traumatisme de la Libye.

Formez des menuisiers, des électriciens et des maçons à Yélimané et en six mois, la migration, c’est fini !

Tout cela change le processus de migration, d’autant que la jeune génération, individualiste, investit dans l’immobilier. “Le modèle de la migration est condamné”, estime Keita Boulaye, conseiller technique au ministère des Maliens de l’extérieur. Lui a financé sa thèse sur la question à Paris-VII en étant vigile. “Un migrant qui rentre achète une parcelle en ville, s’installe avec sa famille et le reste se débrouille. La pression démographique est telle qu’il ne peut aider tout le monde, d’autant que la ville est plus chère que le village. En outre, depuis le début de l’année, on a eu 3 000 expulsés d’Algérie, plus ceux du Gabon, du Cameroun, de Guinée équatoriale et de Libye. A nous de proposer autre chose aux jeunes, en investissant dans le développement local”, poursuit-il. Le gouvernement a lancé une politique en huit axes, s’appuyant sur les 200 millions d’euros du Fonds fiduciaire européen, mais les résultats tardent. En revanche, les investissements privés, dans des activités productives, pourraient fixer les jeunes découragés par un chômage endémique. Yélimané découvre la manne de la gomme arabique. A Takaba, on chérit les acacias qu’on coupait encore l’an dernier : “On a demandé aux migrants de nous acheter des gants, des sunki [une serpe pour saigner l’arbre], 12 brouettes, une pioche. S’ils nous aident à replanter, on récoltera bien plus que les 235 kilos de l’an dernier et on leur dira de rentrer pour travailler”, s’enflamme le maire, Cheickna Kante. Les acheteurs de gomme s’appuient sur les comités de village comprenant d’anciens migrants, mieux organisés. Mais le financement productif s’oppose à une tradition d’assistanat.

“Chaînon manquant”

Pour Moussa Mara, 42 ans, ex-Premier ministre et auteur d’un livre sur la jeunesse africaine, la diaspora est “le chaînon manquant”. “Ses membres ne sont pas allés à l’école et n’anticipent pas. Or, pour maîtriser les flux migratoires, il faut les impliquer”, développe-t-il. Ils investissent encore sur ce qui se voit… et sur l’au-delà. “Dans mon village, je me suis opposé à la construction d’une mosquée à 200 millions de CFA [300 700 euros], je voulais monter un centre de formation technique. La diaspora a refusé”, raconte Boubakar Doucouré. Au bout de six mois en France, à 19 ans, ce Kayésien a constaté qu’il gagnait moins qu’en transportant du matériel de construction, activité lancée avant de partir. Il est rentré et emploie, vingt ans plus tard, 40 jeunes à Bamako et 60 à Kayes. “On était six à partir, les trois qui sont restés en France me font de la peine, admet-il. Il y en a un dans le bâtiment, un chauffeur de taxi et un bagagiste à Roissy. Les trois qui sont rentrés ont monté des entreprises. Pour freiner les départs, il faut donner du travail, mais la diaspora ne comprend pas.” Autre urgence : adapter la formation. Le Mali produit des milliers d’économistes et de juristes, sans rapport avec les besoins. “Formez des menuisiers, des électriciens et des maçons à Yélimané et en six mois, la migration, c’est fini !” affirme Doucouré. Au printemps, il ouvre une usine de fers à béton à Kayes, avec 44 embauches à la clé. Une autre “aventure”.

PAR CLAIRE MEYNIAL, ENVOYÉE SPÉCIALE À YÉLIMANÉ
Publié le 03/02/2018 à 12:47 | Le Point Afrique