Professeur de droit à l’Université des sciences juridiques et politiques de Bamako, il vient de publier un ouvrage intitulé : «Le contentieux administratif malien». Dans cette interview, l’enseignant chercheur explique l’importance de cette matière du droit public

 

L’Essor : Pouvez-vous expliquer ce que c’est le droit administratif ?
Dr Kalilou Doumbia : Le droit administratif est un droit très complexe. Il est né d’un principe et d’une jurisprudence. C’est un droit conjoncturel. Le principe renvoie à la séparation des pouvoirs issue de la révolution française de 1789 qui a conduit à la séparation des autorités administratives des juges judiciaires. Il tire son origine d’une loi datant de 1790 qui a interdit aux juges judiciaires de juger l’administration dans ses actions de mission de services publics. Ensuite, en 1793 cette spécialité a été consacrée par l’arrêt Blanco. Quand on rassemble le principe et l’arrêt, le droit administratif peut être défini comme l’ensemble des règles exorbitantes du droit commun qui s’appliquent à l’administration dans ses actions.

L’Essor : Quid du contentieux administratif ?
Dr Kalilou Doumbia : Le contentieux administratif, qui constitue l’objet de mon ouvrage, est d’une définition aussi difficile. Parce qu’il existe, en la matière, la définition lato sensu à côté de celle stricto sensu. Au sens large, le contentieux administratif peut être considéré comme l’ensemble des méthodes et des techniques de résolution des litiges mettant en cause l’administration. De façon stricte, le contentieux administratif paraît comme l’ensemble des moyens, des techniques et procédés de résolution des litiges devant les juridictions administratives. C’est à cette dernière définition que répond le contentieux administratif.

L’Essor : Pourquoi avez-vous eu un tel engouement pour cette discipline considérée comme la plus compliquée des sciences juridiques ?
Dr Kalilou Doumbia : J’ai été attiré par le droit administratif depuis que j’étais étudiant à la Faculté des sciences juridiques et politiques de Bamako. Une petite anecdote : nous étions environ deux mille étudiants en 2è année. J’étais très jeune à l’époque. Lors de nos examens, il y avait des notes catastrophiques. J’ai pu avoir 15/20 avec le professeur Djibonding Dembélé que tout le Mali connaît. Il a cherché à me voir. J’étais par la suite devenu une curiosité pour mes camarades. Après, je me suis spécialisé en droit public interne, où la matière principale est le droit administratif et le contentieux administratif. Quand j’ai décidé d’approfondir les recherches universitaires, j’ai compris qu’il n’y avait pratiquement pas d’écrits sur le contentieux administratif malien. J’ai donc décidé de mettre fin à cette situation qui n’honore pas le monde intellectuel malien en y consacrant ma thèse de doctorat et en publiant un ouvrage sur cette matière.

L’Essor : Expliquez-nous votre méthodologie. Comment avez-vous fait pour mener à bien vos recherches ?
Dr Kalilou Doumbia : La base d’une recherche doctorale, c’est la documentation. Donc, le chercheur doit avoir accès à beaucoup d’écrits. Il faut qu’il y ait des ouvrages scientifiques de qualité. Mais, malheureusement, mon cas ne fut pas ainsi. Je suis parti du néant. Il n’y avait pas d’ouvrages. Commentai-je procédé ? Je suis allé à la Cour suprême. J’ai pris contact avec les greffiers, les conseillers pour recenser les arrêts en matière de contentieux administratif. J’en recensé au moins 4.115 arrêts qu’il a fallu étudier au fond, puis rassembler par année et par matière. J’ai donc cherché à savoir comment le juge a agi face aux différentes requêtes et comment les requérants et les avocats introduisent les requêtes. Je devais comprendre si les décisions de justice sont saines et justes. Je me suis rendu également dans les tribunaux administratifs. Le Mali en compte six mais seulement trois sont fonctionnels. J’ai été à Kayes et à Mopti pour examiner d’autres jugements. En plus de cette documentation jurisprudentielle, outre les ouvrages sur le droit administratif français, qui est la matrice, j’ai consulté ceux d’autres pays, comme le Sénégal, le Cameroun, le Maroc ou l’Algérie. Il y a donc du droit comparé dans ma démarche.

L’Essor : Un contentieux administratif signifie un litige entre l’administration et les administrés. Les citoyens attaquent les décisions de l’administration parce qu’ils les perçoivent comme illégales. Comment se peut-il que l’administration qui est censée veiller à la normalité des choses puisse elle-même aller à l’encontre du droit ?
Dr Kalilou Doumbia : Le contentieux est inhérent au fonctionnement de l’administration. Effectivement, cela peut paraître paradoxal. Mais, il y a là deux situations. S’il y a un contentieux, cela ne signifie pas que l’administration soit fautive ou qu’elle ait eu à violer des règles de droit. Nous sommes dans un état de droit où l’administration est soumise au droit. Elle peut prendre des mesures individuelles comme des mesures règlementaires. Quelle que soit la décision, elle peut être légale.
Mais, un administré ou un citoyen, en revanche, peut estimer que la décision prise par l’administration est irrégulière. Nul ne peut l’empêcher de saisir le juge. Il y a ce cas. Le paradoxe se situe au niveau du deuxième cas. En effet, les différentes violations des règles de droit par l’administration constituent une réalité au Mali. Cela dénote parfois de la mauvaise formation de nos administrateurs et de leur méconnaissance des règles de la matière administrative et de la procédure administrative non contentieuse.

L’Essor : Après avoir étudié autant de décisions de justice, quel regard portez-vous sur l’organisation de l’appareil judiciaire malien face à des cas de contentieux administratif ?
Dr Kalilou Doumbia : Le contentieux administratif est inconnu et méconnu. Pas seulement par les justiciables maliens, mais aussi par les avocats et même par nos juges administratifs qui ne maîtrisent pas cette matière à hauteur de souhait. D’où quelques errements en la matière. Lorsque l’on prend par exemple le contentieux administratif malien, il n’est pas divulgué. Il n’y a pas de communication autour de ce nouveau domaine. Nouveau parce que le Mali n’est indépendant que depuis 1960. Alors que le contentieux administratif français a eu deux cents ans pour mûrir.
Mais, comparativement à certains de nos pays voisins, il n’y a pas une promotion de cette matière au Mali. Même nos intellectuels ne savent pas comment attaquer une décision de l’état, ou comment attaquer un service public devant le juge. Il est important de savoir qu’il y a le juge judiciaire qui s’occupe du droit privé. Il a été formé pour résoudre les litiges entre les particuliers. Quant à l’état et ses démembrements, ils ont aussi leur juge. Il s’agit du juge administratif qui exerce dans les juridictions administratives.
Par exemple, on ne peut pas attaquer une décision prise par un préfet au niveau des tribunaux de première instance ou de grande instance. Vous verrez souvent un citoyen se lever pour attaquer un maire devant le tribunal de la Commune I, alors que les juges qui y sont n’ont pas la formation requise pour se pencher sur ce genre de sujet. Seul le juge administratif est à même de le faire. Le problème de la justice malienne, c’est qu’elle est éloignée des justiciables. Cet écart tourne autour de deux points principaux. L’éloignement en terme de distance géographique et de kilomètres que le citoyen doit parcourir pour saisir son juge administratif et l’éloignement sur le plan de la connaissance.
Mes recherches pour la rédaction de cet ouvrage m’ont permis de comprendre ces difficultés. J’ai été dans le village de Niéna, j’en parle dans mon ouvrage. J’ai discuté avec le chef de village. Je lui ai expliqué qu’il existe une justice spécialement créée pour s’occuper des contestations des actes des autorités administratives. Le vieux a beaucoup ri à cette anecdote.
Il m’a même saisi la main pour me dire «Ah ! vous les enfants d’aujourd’hui ! C’est incroyable ! Vous voulez me dire que moi ou n’importe quel autre villageois d’ici peut attaquer notre préfet en justice ?» Vous voyez un peu la mentalité. Alors qu’avec la décentralisation, on doit augmenter le nombre de juridictions administratives.

L’Essor : En vous écoutant, on sent une certaine peur des populations à attaquer les décisions administratives. Est-ce que l’état ne cherche pas à entretenir cette peur pour en tirer profit ?
Dr Kalilou Doumbia : Cette peur peut profiter à l’état. Parce qu’il y a des injustices qui ne seront pas corrigées. L’état semble ne pas être pressé pour corriger ce dysfonctionnement. Mais, honnêtement, cette situation ne profite pas à l’administration. Pourquoi ? Parce qu’une administration bâtie sur des irrégularités n’est pas une administration forte. Elle ne va jamais se développer. Il faut que les autorités administratives sachent que la soumission au droit est le premier gage du développement.

L’Essor : Si un particulier va en procès contre l’administration et qu’il le gagne, quelles sont les sanctions qui peuvent être retenues contre celle-ci ?
Dr Kalilou Doumbia : En matière de contentieux de l’annulation, le maire a annulé le permis d’occuper de Monsieur Sangaré, par exemple. Cette affaire est portée devant une juridiction administrative. Si le juge annule la décision de l’édile en la jugeant illégale, il y aura ce que l’on appelle la résurrection de la décision par voie de conséquence. En annulant la décision du maire, le citoyen est remis automatiquement dans ses droits. Mais, le problème devient compliqué lorsqu’il s’agit du contentieux de pleine juridiction. C’est-à-dire lorsque l’état est condamné à payer des dommages et intérêts.
Nous vivons dans un Etat où l’application du droit assainira beaucoup de choses. En matière de travaux publics par exemple, quand les autorités administratives chargées du contrôle de nos routes ne signalent pas les trous béants. Si un motocycliste, par malheur, en empruntant cette voix tombe dans le trou et qu’il en résulte des dégâts, ce dernier peut s’attaquer à l’état à travers le service chargé de l’entretien des routes. L’état sera condamné à réparer le dommage subi. Si la Cour suprême tranche, on dit que tout comptable gère la facture. En refusant de le faire, la loi malienne peut condamner ce comptable-là.

L’Essor : à travers vos explications, on comprend qu’il y a une forte influence du droit français sur le droit administratif malien. Qu’en pensez-vous ?
Dr Kalilou Doumbia : Il faut dire qu’en matière administrative, les anciennes colonies ont innové y compris le Mali. En France, il existe deux juridictions depuis plus de deux siècles et deux ordres de juridiction distincts. D’un côté, l’ordre judiciaire, piloté par une Cour de cassation. De l’autre, l’ordre administratif, sous la houlette d’un Conseil d’état.
Au Mali, à l’heure des indépendances, il fallait choisir entre l’unité juridictionnelle ou la dualité juridictionnelle. On n’a choisi intégralement l’une encore moins l’autre dans son entièreté. On a opté pour ce qu’on appelait à l’époque le modèle malgache et qui consiste à confier à une seule juridiction logée au sein d’une juridiction suprême, tous les traitements du contentieux administratif.
Ce choix était conjoncturel. On n’avait ni les ressources humaines nécessaires ni les ressources financières pour faire fonctionner deux ordres de juridiction. Le Mali a créé formellement ses tribunaux administratifs en 1988. Ceux-ci n’ont jamais fonctionné. Il a fallu attendre 1994 avec une loi pour créer trois tribunaux administratifs : Kayes, Bamako et Mopti. Ils ont commencé à être opérationnels en 1995. Sur le plan structurel, on s’est un peu détaché du modèle légué par l’ex-métropole.

L’Essor : Maintenant sur le fond du droit administratif, est-ce qu’on a vraiment innové ?
Dr Kalilou Doumbia : La réponse à cette question est quelque peu délicate. On n’a pas en tant que tel innové. Il ne s’agit pas simplement de se démarquer du droit administratif français. Il s’agit plutôt « d’endogénéiser » celui-ci, en le réadaptant à nos propres réalités. Cela passe par l’existence d’une justice administrative autonome. Je suis surpris que ce débat ne figure pas dans les discussions concernant la révision de la Constitution. C’est étonnant ! S’il faut corriger les insuffisances du fonctionnement de nos institutions, il faut impérativement réformer notre Cour suprême mais pas de manière partielle comme le souhaite l’Uemoa, avec la création d’une Cour de comptes. Je pense qu’il faut en profiter pour éclater les organes qui la composent en créant une Cour de cassation et un Conseil d’état. L’existence d’un Conseil d’état permettra à l’état malien d’avoir un conseiller fiable. Parce que le juge administratif aussi est un conseiller du gouvernement. Quand on se réfère à l’histoire, le juge administratif était le conseiller du roi. Le juge administratif a souvent la paresse de fouiller dans la législation et dans sa propre jurisprudence. Vous verrez que la loi malienne tranche sur certains litiges, mais le juge administratif va consulter un arrêt rendu par le Conseil d’état français. La justice fait partie des éléments de souveraineté. Pourquoi se référer aux textes d’un autre pays ? Peut-être que les faits sont similaires, mais les réalités sont différentes.

Propos recueillir par
Lassana NASSOKO

Source : L’ESSOR