ARBONKANA MAÏGA, PRÉSIDENT DE L’ORDRE DES INGÉNIEURS CONSEILS DU MALI

« Faire de l’Ingénierie conseil un levier de développement du Mali »

Le sens aigu du détail est la clé de voûte du travail de l’Ingénieur conseil. C’est avec cet esprit de précision qu’Arbonkana Maïga a répondu à nos questions, lors de l’interview qu’il nous a accordée. Enjeux liés à l’Ingénierie conseil, situation des ingénieurs conseils maliens, besoins en ressources humaines dans le domaine, problèmes poignants, perspectives à moyen terme etc. ; le président de l’Ordre nous donne des explications très détaillées sur l’état de l’Ingénierie conseil au Mali.  

 

Les Echos : En quoi consiste précisément le travail d’un ingénieur conseil ?

Arbonkana Maïga : Selon les termes de la loi, est ingénieur conseil “toute personne physique et/ou morale dûment autorisées à effectuer les prestations d’ingénierie dans les domaines du bâtiment, des travaux publics et des travaux particuliers“. Donc, la mission d’ingénieur conseil pour une opération d’ingénierie comprend tout ou partie des prestations sur la conception technique de l’ouvrage, la direction des études en matière d’ingénierie, l’assistance au maître d’ouvrage pour le bon déroulement de l’opération, le contrôle technique de l’ouvrage en matière de sécurité, l’expertise des ouvrages, la coordination des études. Donc, les domaines d’intervention de l’ingénierie conseil portent essentiellement sur les voies de communication et de transport, communément les routes et autres, la construction hydraulique, la voirie et réseaux divers, l’assainissement, les équipements d’infrastructures urbaines et rurales, toutes sortes d’équipements.  Cela peut désigner les hôpitaux, les centres de santé, les écoles, un terrain de football, un bâtiment industriel et des ouvrages annexes. En gros, c’est ce que l’ingénieur conseil fait ou est autorisé à faire en république du MALI.

Les Echos : Où se situe la frontière entre l’ingénieur conseil et l’architecte ?

Arbonkana Maïga : Cette question est essentielle car, souvent, il y a des problèmes entre ingénieurs conseils et architectes. Or, les rôles sont clairement établis. C’est vrai que le chemin des architectes et des ingénieurs se croisent toujours, on se complète et on travaille ensemble. Les architectes travaillent beaucoup plus dans le domaine des bâtiments : leur rôle est bien défini par la loi par rapport aux bâtiments ; et souvent, ils peuvent intervenir dans ce qu’on appelle les ouvrages d’art parce que le rôle de l’architecte est beaucoup plus artistique qu’autre chose. Sur un ouvrage d’art, les architectes peuvent intervenir de façon artistique de manière à intégrer ledit ouvrage dans son environnement. Je vous donne un exemple : pour un bâtiment X, un architecte peut faire ce que nous appelons sa “conception architecturale” c’est-à-dire les façades, la forme idéale, les modules, la distribution de manière à ce que ça soit différent des bâtiments à usage d’habitation, les volumes, par rapport à la climatologie, comment orienter le bâtiment pour que ça puissent répondre en termes d’aération, en termes de consommation d’Energie, quelles sont les ouvertures à préférer, l’aménagement intérieur etc.  Quand l’architecte fait cela, il passe la main aux ingénieurs qui prennent le relais. Là, vous avez les ingénieurs de la structure, les ingénieurs dans le domaine de l’électricité, les ingénieurs dans le domaine de la plomberie, bref… tout ce qui est tuyauterie et évacuation d’eau ; c’est le rôle des ingénieurs. Et vous avez aussi l’aspect transversal qui est l’environnement car il faut des études sur l’environnement.

Les Echos : Donc point de chevauchement ?

AM : Un architecte ne peut pas être et ne doit pas être un ingénieur car ce n’est pas son rôle. De plus, il y a des textes qui régissent chaque profession. Chacun doit rester dans sa profession parce que nous, nous ne sommes pas autorisés à faire le travail d’un architecte. Ainsi, même si on vient me donner un projet, j’ai le devoir de confier l’aspect architectural à un architecte.

Les Echos : Les ingénieurs conseils maliens sont-ils principalement des produits de l’École Nationale d’Ingénierie (ENI) ? Ou bien sont-ils obligés d’aller se spécialiser à l’extérieur du pays ?

AM : Moi, j’ai fait mes études à l’extérieur. Les premiers ingénieurs maliens sont effectivement issus de l’ENI. Mais, de plus en plus, il y a des ingénieurs qui ont étudié ailleurs : Canada, USA, Rome, Maghreb etc. Les horizons de formation sont diversifiés.

Les Echos : Combien d’ingénieurs maliens conseils dénombre-t-on actuellement ?

AM : Actuellement, nous avons 211 inscrits ingénieurs conseils et bureaux. Pour 2021-2022, nous en sommes à ces 211 inscrits, personnes et bureaux inclus.

Les Echos : Diriez-vous que le métier d’ingénieur conseil est réservé aux hommes ?

AM : Dans ce domaine, on a 5 à 6 femmes comme responsables de bureaux. Mais on peut avoir plusieurs femmes dans les postes administratifs : secrétaires, responsables financières. Mais comme ingénieure conseil, je précise : elles sont 5 ou 6. C’est une femme qui m’a précédé au poste de président de l’Ordre. Elle a été présidente de l’Ordre de 2017 à 2021. Hormis ce fait marquant qui est à saluer, il faut tout de même reconnaître que dans notre domaine, il y a encore très peu de femmes.

Les Echos : Quels sont le format, le mode de fonctionnement et le rôle de l’Ordre des ingénieurs conseils du Mali ?

AM : Au niveau de l’Ordre, nous avons trois organes. Vous avez le Conseil que je préside, l’Assemblée générale et la Chambre disciplinaire. Le conseil est chargé d’administrer entre deux assemblées générales la vie de l’Ordre. L’Ordre est généralement constitué de 8 membres : le président, le vice-président, le secrétaire général, le secrétaire générale adjoint, le chargé de relations extérieures, le chargé à la formation, le chargé à la communication et à l’information puis le trésorier.

Les Echos : L’Ordre des ingénieurs conseils est-il beaucoup sollicité par l’Etat avec des offres de contrats massifs ?

AM : De prime abord, nous sommes des sociétés commerciales dites privées. L’Etat se trouve dans l’obligation de nous solliciter en tout ce qui concerne les activités qui se font dans le domaine de l’ingénierie. Cela, dans le cadre des processus de passations de marchés. Et toutes les entreprises qui sont là font la compétition pour accéder aux marchés. L’Ordre n’est pas saisi pour distribuer les marchés. Le rôle du Conseil de l’Ordre est de veiller à la stricte observation du devoir professionnel et du code déontologique. Il contribue également à la promotion de l’ingénierie et assiste les pouvoirs publics voire les populations en cas de besoin. L’Ordre représente ses membres auprès des pouvoirs publics et peut être consulté par le gouvernement pour toutes les questions relatives au domaine foncier. Dans ce cadre, l’Ordre peut être requis pour des prestations de services publics. Nous, l’Ordre, sommes un établissement public à caractère professionnel. L’Ordre en tant que tel est un outil de l’Etat. Les bureaux d’études individuels sont des sociétés privées. C’est le même cas pour l’Ordre des architectes : il y a seulement une petite différence. L’Ordre des architectes regroupe l’ensemble des architectes mais ceux-là ne concourent pas au marché public.  Seuls les architectes installés dans le privé peuvent accéder au marché public.

Les Échos : En tant que Président du conseil de l’Ordre, en aucune manière, lors d’une procédure classique d’appel d’offres, vous n’orientez pas la main de l’Etat vers un cabinet quelconque ?

AM : Notre rôle est de veiller à ce que les principes soient respectés et que chacun remplisse ses devoirs. Les maîtres d’ouvrages peuvent faire de l’amalgame, et nous pouvons écrire suite à cela. Il y a quelque temps, par exemple, un avis de manifestation d’intérêts pour le contrôle d’un barrage dans un village a été lancé. Donc, ils ont consulté les ingénieurs et les architectes. Nous avons écrit au maître d’ouvrage pour rappeler que dans ce domaine, on ne doit en aucune manière consulter les architectes, que ce n’est un travail dévolu aux architectes. Voilà le genre d’intervention que l’Ordre peut faire pour cadrer les choses dans le sens de la loi.

Les Échos : Est-ce que la concurrence est ouverte entre vous et les ingénieurs de la sous- région ?

AM : Nous sommes dans un monde de plus en plus ouvert. Au Mali, quand on parle de la préférence nationale, ce n’est pas la préférence du Mali, mais c’est la préférence communautaire. On fait partie d’une organisation sous-régionale qui est considérée comme nationale dans chaque pays. A titre d’exemple, un Burkinabé a le même droit qu’un Malien sur le marché moderne. Nous n’avons pas attendu l’ouverture pour aller à l’abordage du marché sous-régional. Nos membres font plus de chiffres d’affaires à l’extérieur qu’à l’intérieur du Mali.

Ils sont partout dans la sous-région. En ingénierie, les bâtiments utilisent très peu d’ingénieurs conseils par rapport à des domaines comme l’assainissement et l’addiction d’eau. Il y a plus d’investissements dans ces secteurs que dans la construction des bâtiments. Quand on parle d’ingénierie, les gens ne font référence qu’aux bâtiments. Or, beaucoup de bâtiments sont des investissements privés, et bon nombre de personnes ne respectent pas les règles et les procédures. Elles ne font pas appel aux professionnels. Nous sommes tous conscients de l’incivisme qui existe. C’est parce qu’à un moment donné, les gens ont voulu contourner les spécialistes.  Dans ce que gagne les ingénieurs conseils, la part que représente les bâtiments ne dépasse pas 20%. Généralement, nous partageons les revenus des bâtiments avec les architectes, et c’est là que les gens nous confondent. Nous ne faisons pas de réalisations mais de la prestation intellectuelle. Ce sont les entreprises de construction qui font les réalisations, et elles ont leur organisation à part.  Nous veillons à ce que les entreprises de construction fassent les réalisations selon les règles de l’art.

Les Échos : Ainsi, le savoir-faire des ingénieurs conseils maliens est reconnu hors de nos frontières ?

AM : Absolument. Comme je vous l’ai dit, dans la sous-région, pour les travaux d’ingénierie, les ingénieurs conseils maliens sont très prisés car leur expertise est avérée.

Les Échos : Dans vos initiatives, envisagez-vous de poser des actes afin que les Maliens prennent davantage conscience du rôle des ingénieurs conseils ?

AM :  Bien sûr. Mais il faut savoir qu’il y a aussi un véritable problème d’inspection. Les gens oublient que chacun a un rôle à jouer et qu’il y a des règles à respecter. On ne doit pas construire sans avoir un permis de construire, surtout des réalisations d’une certaine dimension. Si le cas arrive, c’est que l’Administration n’a pas bien joué son rôle. Donc, pour avoir le permis, il faut vous confier aux spécialistes. Cela, parce que des études doivent être faites par les architectes, il faut consulter un bureau d’ingénieur pour qu’ils fassent à leur tour une étude, il faut également qu’il y est un contrat d’étude et de suivi. Si l’ouvrage est important il faut faire des études environnementales. Malheureusement, nous sommes dans un pays où les règles ne sont respectées. Toutes ces procédures doivent être respectées à la lettre. Nous y travaillons en réfléchissant à une politique de sensibilisation à large échelle. Car il y va de la sécurité de tous.

Les Echos : Quels sont vos projets à moyen terme et les perspectives que vous tracez pour l’Ordre ?  

AM : On a élaboré des axes stratégiques de travail qui se résument à 6. Le premier axe est celui qui consiste à insuffler un leader visionnaire. Il s’agit de travailler avec les différents partenaires pour faire avancer un certain nombre de choses.  Nous avons comme partenaires l’Etat, les maîtres d’ouvrage, les représentations diplomatiques telles que l’ambassade du Danemark. Par exemple, la coopération danoise et d’autres services diplomatiques, avant de financer des réalisations, nous consultent afin d’être édifiés sur les lois et autres normes en vigueur dans le pays relativement à tout ouvrage d’ingénierie.

Nous travaillons aussi avec l’international. Nous sommes membres des organisations internationales d’ingénieurs. Nous sommes membres de la FIDIC (Fédération Internationale des Ingénieurs Conseils), nous sommes aussi membres de la Fédération Mondiale des Organisations d’Ingénieurs. Etant chargés de faire la promotion de l’Ingénierie, nous travaillons d’arrache-pied pour que ces partenariats divers et ces appartenances-là puissent contribuer à la promotion de l’Ingénierie au Mali.

 

Les Echos : Parlez-nous du 2ème axe stratégique

AM : Le deuxième axe, c’est d’optimiser la qualité des ressources humaines en Ingénierie. Comme vous le savez, en Ingénierie, il n’y a pas d’à peu près. A ce niveau, nous sommes obligés de mettre en place une institution de formation qui permet de prendre en compte nos besoins pour le renforcement des capacités des ingénieurs conseils du Mali. Cela demande dès lors que nous ayons un outil efficace de renforcement de capacités.

Les Echos : Quels sont les autres axes stratégiques ?  

AM : Le troisième axe, c’est d’instaurer des cadres d’échanges et de rencontres. Nous l’avons fait une fois sous le format de Journées rythmées par des conférences.  Notre activité phare dans ce sens va être les Journées de l’ingénieur qu’on prévoit d’instituer. Ce faisant, on va consacrer une semaine à réfléchir sur toutes les problématiques de l’Ingénierie au Mali, en faire un document et le remettre aux autorités pour qu’on puisse l’utiliser comme un levier de développement du pays.  Ainsi, on pourra organiser des séminaires sur un thème aussi essentiel que celui-ci : ‘’Pourquoi les bâtiments tombent ?’’. Egalement, on mettra ces Journées à profit pour approfondir l’investissement intellectuel sur les enjeux liés aux BTP.

Le quatrième point, c’est essayer de moderniser le fonctionnement de notre Conseil par la mise en place de la digitalisation et par la consolidation de la démarche qualité. L’objectif pour nous, c’est de rendre l’Ordre plus efficace dans son fonctionnement. Pour ce faire, il nous faut mettre en place un outil efficace susceptible d’être mis en pilotage automatiquement.

Par la mise en marche du 5ème axe, nous escomptons optimiser notre communication. Aujourd’hui, on ne peut être efficace si on n’est pas dynamique dans la communication. On a déjà commencé avec un prospecteur qui va mettre tous ces éléments-là ensemble. Nous allons être bientôt en ligne. Nous voulons communiquer plus abondamment et plus régulièrement sur les problématiques d’Ingénierie.

Le sixième axe, c’est de mettre en place un plan efficace de mobilisation de ressources. Présentement, nous ne fonctionnons qu’avec les cotisations des membres. Donc, il va falloir imaginer d’autres activités génératrices de ressources, notamment les conférences, le sponsoring, la multiplication et l’extension de notre palette de partenariats ainsi que la formation.

A suivre …

Entretien réalisé par MOHAMED MEBA TEMBELY, Fatoumata Boba DOUMBIA et Ketsia KONATÉ  

Source: Les Échos Mali