MUSIQUE. C’est un album de rencontres que propose le maestro malien de la kora. Dans Djourou, il a  invité Salif Keita, Oxmo Puccino et Sona Jobarteh, entre autres.

el le fil d’Ariane de son parcours, de sa vie, les cordes de sa kora figurent ce lien à ses ancêtres, à sa lignée de griots, à son père, le grand korafola Djelimady Sissoko. Les cordes symbolisent aussi ce qui le relie aux autres, d’où le titre de son nouvel album Djourou (« corde » en bambara). Ballaké Sissoko y a invité des artistes de divers horizons pour instaurer un vrai dialogue musical. « Je tends ma corde vers les autres. C’est un moyen de nous rapprocher. La kora me donne l’envie d’aller vers eux, et de les faire venir à moi », confie-t-il, lors de notre rencontre dans les bureaux parisiens de son label No Format !.

Des featurings de haute volée

Pour cet album constitué en majorité de featurings, on trouve notamment son compatriote Salif Keita sur le titre Guelen, le violoncelliste Vincent Ségal, son fidèle complice, avec qui Ballaké a signé deux albums, Chamber Music et Musique de Nuit. Ils revisitent ici La Symphonie Fantastique de Berlioz avec le clarinettiste Patrick Messina. Le maître de la kora convie sa nièce, la koraïste anglo-gambienne Sona Jobarteh, offrant avec Djourou un délicat et poignant tête-à-tête familial, où plane l’héritage de leurs ancêtres communs. « Je suis très fier de Sona, elle est une grande joueuse. Nous sommes en harmonie », se réjouit Ballaké. « Dans le passé, la tradition interdisait aux femmes de jouer de la kora, et de la toucher quand elles avaient leurs règles. Heureusement, le monde a beaucoup changé », poursuit-il.

Au fil de ses arpèges vibre également la voix de la chanteuse Camille sur Kora, hommage rêveur à la harpe-luth, celle d’Arnaud Teboul du groupe de rock Feu ! Chatterton pour l’expérimental et poétique Un vêtement pour la lune, celle de l’Anglais Piers Faccini sur le superbe Kadidja… Ou encore le phrasé du rappeur franco-malien Oxmo Puccino, avec le morceau Frotter les mains qui perpétue, selon Ballaké, sa pratique culturelle de djéli. « J’accompagne le slam d’Oxmo, tout comme dans notre tradition, on accompagnait les déclamations des griots orateurs », précise le virtuose malien, considéré par Oxmo Puccino comme un oncle, « une part d’histoire de la musique malienne », « un silence puissant », « une musique sacrée ».

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Ballaké Sissoko : un parcours d’ouverture…

On dit que la kora a 21 cordes : 7 pour le passé, 7 pour le présent, 7 pour le futur. Cette légende illustre avec justesse l’approche artistique pionnière de Ballaké, sa signature depuis plus de 40 ans. Puisant dans le répertoire ancestral, il met au jour des pièces ou des modes d’accordage tombés dans l’oubli, tout en dépassant le cadre traditionnel, composant ses propres morceaux, frottant ses cordes aux harmonies et rythmes du monde entier. La rencontre des cultures est son terrain de jeu. En témoignent ses multiples projets, notamment avec le bluesman américain Taj Mahal, le joueur grec de lyra Ross Daly, le pianiste italien Ludovico Einaudi, les Iraniens du Trio Chemirani, l’oudiste marocain Driss El Maloumi et le joueur malgache de valiha Rajery, avec lesquels il forme le trio 3MA et publie deux disques… Il démontre ainsi l’agilité infinie et la quintessence universelle de sa musique élaborée, délicate. « Avec Toumani Diabaté, Mamadou Diabaté, et quelques autres, nous sommes la relève de la génération de nos pères. L’idée est d’avancer avec une autre mentalité, d’effectuer un vrai partage, de ne pas s’arrêter aux frontières du Mali. Je respecte beaucoup les mélodies mandingues, mais il faut être ouvert sur le monde ».

Il s’inspire des techniques de jeu de la guitare flamenca, du violoncelle, du qanun ou du sitar, et enrichit la grammaire esthétique de la kora. Celui qui passait son temps dans les salles obscures à regarder des films de Bollywood a été particulièrement marqué par les musiques indiennes, leur qualité spirituelle, méditative. « J’ai toujours aimé le sitar, la flûte bansuri, les tablas… Très jeune j’écoutais Ravi Shankar. Je fermais les yeux. Je voulais appliquer cette atmosphère apaisante sur scène », explique-t-il.

Différents mythes racontent l’origine de la kora, cette harpe-luth emblématique de la culture mandingue, reliée au monde spirituel. D’après l’ethnomusicologue Lucy Durán, également productrice – entre autres – du magnifique disque New Ancient Sings de Ballaké Sissoko et Toumani Diabaté, tous se réfèrent aux djinns, ces entités spirituelles. D’après une légende, la kora aurait été révélée à un djeli par un djinn dans l’ancien royaume de Kaabu établi au milieu du 15e siècle et tombé en 1867, lequel regroupait des territoires des actuels Guinée Bissau, Gambie et du sud du Sénégal. En marchant dans la brousse, ce griot, Jali Mady Wuleng, percevant une musique céleste, trouva un djinn en train de jouer cette harpe. Ensorcelé par le son, il réussit à piéger le génie et à capturer sa kora. Depuis, selon un dicton populaire, la kora serait un instrument des djinns prêté aux griots.

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… qui prend racine au coeur d’un parcours traditionnel

Pour Ballaké, le sortilège a eu lieu dès sa prime enfance, et même avant. Né en 1968 à Bamako, il avait déjà la kora dans le sang. Ses deux grands-pères et son père, Djelimady Sissoko, originaire de Gambie, étaient d’illustres joueurs. Épris de cet instrument, il en joue en cachette dans la chambre paternelle dès que Djelimady s’absente. Car ce dernier nourrit d’autres projets professionnels pour son fils. « Il voulait que je poursuive des études pour devenir médecin par exemple. Mais il a fini par accepter. Il a compris que c’était mon destin. Personne ne m’a forcé à jouer de la kora, c’est pourquoi il n’y a aucune agressivité dans mon jeu, mais au contraire, beaucoup de douceur », dit-il. Bercé par les joutes lyriques du pater et de Sidiki Diabaté, père de l’autre maestro, Toumani Diabaté, son cousin, dans la cour de leurs maisons voisines, il forge son apprentissage en écoutant les anciens. Avec Sidiki Diabaté et Batrou Sékou Kouyaté, Djelimady Sissoko enregistre en 1970 le premier disque de kora, Cordes Anciennes. Ils consacrent en soliste cet instrument traditionnellement accompagné de chants et le popularisent au-delà des contrées de l’ancien Empire mandingue. Des années plus tard, en 1997, Ballaké et Toumani revisitent ce legs paternel : New Ancient Strings, enregistré en seulement une nuit à Bamako, demeure à ce jour l’un des plus beaux disques de kora.

Ballaké est âgé de 13 ans lorsqu’il perd son père, en 1981, et le remplace au sein du célèbre Ensemble Instrumental national du Mali. Formé au lendemain de l’indépendance du pays en 1961, à la demande du président Modibo Keïta pour valoriser le patrimoine musical national, l’orchestre réunit une cinquantaine de musiciens issus des différentes ethnies – dogon, senoufo, bozo,… Le jeune korafola poursuit ainsi sa formation, apprenant à s’accorder à des traditions musicales différentes. Il se produit pendant 9 ans au sein de cet orchestre qui l’emmène sur les routes du monde faire rayonner la richesse culturelle du Mali. Puis, il accompagne les célèbres djelimoussolou (femmes griotes), les chanteuses vedettes Tata Bambo Kouyaté, Kandia Kouyaté, Ami Koïta, avant de lancer sa carrière solo en 1991.

Quand la magie de la scène opère

Sur scène, l’homme réservé à la ville se métamorphose, trouvant avec la kora sa voie d’expression. « Comme j’ai grandi tout seul, j’ai mis beaucoup de temps à me lâcher, j’étais très timide. Je communiquais avec ma kora. J’aime partager, exprimer quelque chose qui vient de mon coeur sans dire un seul mot. Même si on ferme les yeux, on est en contact ». Tout à sa kora, tel un artisan sur son métier à tisser de la beauté, poète faisant rimer virtuosité et profondeur émotionnelle, ce maître de l’improvisation fait éclore ses bouquets de notes cristallines, tressant un ouvrage raffiné, méditatif. Une invitation au recueillement, à l’apaisement. N’a-t-il pas nommé son 3e album solo At Peace ? « En concert, une fois entré dans la salle, je ressens de suite l’énergie de l’auditoire, je capte ses vibrations. C’est pour ça que j’improvise beaucoup. C’est un don naturel. Je m’adapte ainsi en fonction des spectateurs, pour les apaiser. Notre monde en a besoin. Si ma musique peut soigner, c’est un grand plaisir pour moi ».

Tel un amoureux éperdu, il ne peut s’éloigner très longtemps de sa kora, centre de gravité de son existence. « Si elle n’est pas à mes côtés, je deviens nerveux. Dès que je me lève, que je sois en France ou au Mali, si je ne donne pas d’interview ou de concert, je joue. Ça me soulage. Je suis dans mon monde avec ma kora ». Il l’a baptisée Touti, d’après le nom de sa mère : c’est elle qui lui choisit les éléments pour fabriquer l’instrument (calebasse, peau…). « Un secret qu’elle tient de son père », dit-il.

Après toutes ces lumineuses réalisations, ces prestigieuses collaborations, quel sera son prochain accomplissement ? Sans doute de partir sur les traces de son père, explorer cet héritage recouvert par le silence de l’absence. Parti trop tôt, Djelimady n’a pas eu le temps de transmettre à son fils l’histoire de sa communauté, les connaissances, selon la tradition des djeli, dépositaires d’une culture ancestrale, maîtres de la parole, de génération en génération. Sur son nouvel album, le titre Demba Kunda évoque le village paternel, en Gambie. « Je suis en train de préparer un documentaire pour remonter aux sources familiales. Mon père n’a pas pu m’apprendre l’histoire, me montrer des choses. Je suis toujours avec lui dans mon coeur. Je développe le chemin qu’il n’a pas eu le temps de réaliser ».

Le regretté Ousmane Sow Huchard, anthropologue et musicologue sénégalais, auteur d’un essai La kora, objet-témoin de la civilisation mandingue, a dit ceci : la kora est un objet de notre patrimoine que nous pouvons déposer au banquet de l’humanité ». Pour sûr, Ballaké Sissoko est l’un des plus éminents maîtres de ce savoureux festin.

Source: lepoint