Après deux coups d’Etat en autant d’années, Bamako continue de combattre les insurgés jihadistes au Mali. Dans cet extrait de l’édition de printemps de la Watch List 2022, Crisis Group exhorte l’UE et ses Etats membres à soutenir des pourparlers visant un retour à l’ordre constitutionnel, à renforcer leur aide à la société civile et à encourager les réformes électorales.

Le conflit opposant le gouvernement malien aux insurgés jihadistes est entré dans sa dixième année, sans résolution en perspective. Les autorités de transition au pouvoir depuis 2021 ont adopté une position populiste et anti-occidentale, rejetant la responsabilité de l’impasse sur la France, son alliée de longue date dans la lutte contre les insurgés. Elles ont également intensifié leurs offensives militaires, ce qui a entraîné une augmentation du nombre de victimes civiles. Frustrés par la rhétorique de Bamako et son rapprochement avec la société de sécurité privée russe Wagner, la France et d’autres Etats membres de l’Union européenne (UE) retirent leurs troupes du Mali, à l’exception de celles affectées à la mission des Nations unies dans le pays. L’armée malienne a récemment remporté quelques victoires limitées dans le centre du pays, mais le départ de ses alliés les mieux équipés pourrait affecter la dynamique du conflit, revigorer les militants et aggraver l’interminable crise humanitaire. Les autorités de Bamako ont jusqu’à présent rechigné à relancer un accord de paix conclu en 2015 avec les groupes armés (non jihadistes) du nord. Entretemps, l’Etat a engagé des poursuites judiciaires contre ses opposants politiques et restreint l’espace de débat public, tandis que les attaques en ligne contre les médias indépendants se multiplient.

Les actions de Bamako ont considérablement compliqué la tâche des acteurs extérieurs impliqués dans la stabilisation du Sahel. Le bras de fer entre le gouvernement et la France semble lui avoir octroyé un large soutien interne, mais il a inquiété les pays voisins qui luttent pour contenir la violence jihadiste sur leur propre sol. Bamako s’est également opposée à la tenue d’élections début 2022, conformément à l’accord conclu entre le précédent gouvernement de transition et d’autres capitales d’Afrique de l’Ouest. Ses relations avec la plupart de ses voisins sont au plus mal depuis que la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a imposé des restrictions commerciales au Mali en réponse à l’intransigeance des autorités sur la question des élections.

Malgré le retrait progressif des troupes françaises et européennes et l’antagonisme croissant du Mali vis-à-vis de l’Occident, l’UE et ses Etats membres devraient s’efforcer de maintenir la communication avec les autorités maliennes. Ils devraient éviter les différends publics avec Bamako, qui pourraient saper les efforts déployés par la CEDEAO pour aider à restaurer un régime civil au Mali, tout en travaillant discrètement avec les partenaires régionaux afin d’orienter les autorités vers une transition consensuelle.

Pour ce faire, l’UE et ses Etats membres devraient :

Soutenir les pourparlers pilotés par la CEDEAO, qui visent à trouver un consensus sur le calendrier d’un retour à l’ordre constitutionnel au Mali, en exhortant les parties à rechercher la désescalade et les compromis.

Renforcer leur soutien diplomatique et financier aux organisations de la société civile malienne, en particulier aux groupes qui soutiennent les libertés de mouvement et d’expression et surveillent les restrictions de ces droits

​​​​​​Proposer et, le cas échéant, fournir leur soutien aux initiatives de réformes électorales, notamment en travaillant avec les organisations de la société civile et les autorités compétentes lorsque l’occasion se présente. Un progrès important, que l’UE et les Etats membres devraient soutenir, consisterait à mettre en place un organisme électoral indépendant.

Le Mali se détourne de ses partenaires traditionnels après un second coup d’Etat

Après avoir renversé le président Ibrahim Boubacar Keïta en août 2020, l’armée a mis en place un gouvernement essentiellement civil qui a établi de bonnes relations de travail avec ses partenaires étrangers et les pays voisins. Cet arrangement s’est cependant avéré instable. Les chefs militaires ont continué à influencer les décisions du gouvernement, provoquant l’irritation des acteurs civils.

Les tentatives du gouvernement de limiter l’influence des militaires ont incité des officiers de l’armée à opérer un second coup d’Etat en mai 2021. Ils ont alors nommé président de la transition le colonel Assimi Goïta, qui occupait précédemment le poste de vice-président, et installé Choguel Kokalla Maïga comme Premier ministre. Exploitant la montée du ressentiment contre la politique de la France, qui résulte en partie des griefs accumulés au cours des années de présence militaire française, Maïga a imputé la détérioration de la situation sécuritaire au Mali à la stratégie de stabilisation promue par Paris, qui s’articule depuis 2014 autour d’une campagne militaire de contre-insurrection, l’opération Barkhane. En outre, le nouveau gouvernement a considérablement ralenti la mise en œuvre de l’accord de paix signé en 2015 avec les groupes armés du nord et soutenu par l’UE et d’autres acteurs internationaux.

Une série d’accrochages verbaux de plus en plus violents a ensuite attisé les tensions entre le Mali et ses partenaires occidentaux et régionaux.
Une série d’accrochages verbaux de plus en plus violents a ensuite attisé les tensions entre le Mali et ses partenaires occidentaux et régionaux. Ces derniers ont vivement critiqué le projet de Bamako de faire appel à des mercenaires du groupe russe Wagner, ce qui a conduit à une impasse. En parallèle, le gouvernement a remis en cause l’accord que le précédent gouvernement de transition avait conclu avec la CEDEAO et qui prévoyait la tenue d’élections en février 2022. En janvier, en réponse à ce qu’elle considérait comme une provocation de Bamako, qui proposait une transition allant jusqu’à cinq ans, la CEDEAO a restreint le commerce régional avec le Mali et gelé ses actifs financiers. Le bloc a également imposé des sanctions individuelles aux hauts fonctionnaires du gouvernement. Ces sanctions ont profondément contrarié les dirigeants maliens, qui ont appelé la population à manifester, affirmant que la CEDEAO agissait sous pression étrangère.

L’impasse régionale a également touché un autre groupement, le G5 Sahel. Son objectif était de promouvoir la sécurité et le développement dans les cinq pays, même s’il n’a obtenu que peu de résultats tangibles. Le Mali a d’ailleurs quitté le groupe à la mi-mai, lorsque ses partenaires ont refusé de céder la présidence tournante aux autorités militaires à Bamako.

Dans ce contexte, les relations entre le Mali et ses partenaires européens se sont rapidement dégradées. Le 24 janvier, les autorités maliennes ont demandé au gouvernement danois de retirer immédiatement un contingent de 90 personnes qui devait opérer au sein de Takuba, une force opérationnelle européenne que la France avait contribué à mettre en place pour compléter l’opération Barkhane. Les autorités maliennes affirmaient que le Danemark avait enfreint la procédure. Une semaine plus tard, en réponse aux remarques désobligeantes du gouvernement français sur la légitimité des autorités de transition, Bamako expulsait l’ambassadeur de France. Le 4 février, à l’instar de la CEDEAO, l’UE a imposé des interdictions de voyager et des gels d’avoirs à cinq personnalités, dont Maïga, qu’elle accusait d’avoir saboté la transition.

Depuis lors, le fossé a continué à se creuser. Lorsqu’il est devenu évident que, bien que les autorités démentent formellement une quelconque association avec Wagner, des Russes en tenue de camouflage arrivaient effectivement sur les bases militaires du centre du Mali, le président français Emmanuel Macron a déclaré que la présence de la force antiterroriste française dans le pays était devenue intenable. Le 17 février, il a annoncé que les troupes françaises et européennes participant aux opérations Barkhane et Takuba se retireraient du Mali et seraient redéployées dans d’autres pays du Sahel d’ici juin. En avril, l’UE a suspendu ses activités de formation de l’armée malienne. Elle continue cependant à proposer des cours de droit humanitaire et à prodiguer des conseils stratégiques et organisationnels au commandement militaire et au gouvernement, en particulier au ministère de la Défense. À peu près au même moment, la situation sécuritaire au centre du pays s’est légèrement améliorée grâce à la pression exercée par l’armée sur les groupes jihadistes, ce qui a permis le retour de personnes déplacées et un timide regain d’activité économique.

Le gouvernement malien affirme que la situation sécuritaire s’est améliorée parce qu’il a « diversifié ses partenariats ».
Le gouvernement malien affirme que la situation sécuritaire s’est améliorée parce qu’il a « diversifié ses partenariats », arguant que ses efforts créent un environnement propice à d’éventuelles élections. Les autorités semblent croire sincèrement que l’aide russe, qui comprend la livraison rapide d’armes et la présence de paramilitaires russes aux côtés des forces armées nationales lors des combats, pourrait leur permettre d’avancer dans leur campagne anti-insurrectionnelle, et ainsi de répondre aux attentes du peuple malien dans ce domaine. Ils attribuent l’amélioration de la sécurité dans certaines localités aux nouveaux équipements militaires et aux « instructeurs » russes. L’armée a donné un coup de fouet médiatique à ses avancées à travers une campagne de communication énergique.

Mais il est loin d’être certain que l’armée arrivera à maintenir sa position dans le centre. Les derniers développements montrent que les forces armées n’ont pas les moyens de maintenir un contrôle durable sur les zones qu’elles occupent. Les groupes jihadistes reviennent rapidement, et souvent déterminés à se venger des civils qu’ils identifient comme ayant aidé les autorités. Pendant ce temps, l’insécurité sévit toujours dans d’autres régions du pays. Le départ imminent des troupes attachées à Barkhane et Takuba pourrait donner aux jihadistes l’opportunité d’élargir leurs opérations. De plus, la force de l’ONU sera privée d’une partie de ses ressources, car elle dépendait de la couverture aérienne ainsi que du soutien médical et logistique français. La situation humanitaire reste désastreuse, tant en termes de personnes déplacées que de victimes civiles. En outre, si la mission française a eu sa part de plaintes pour violation des droits de l’homme, les antécédents de Wagner donnent à penser que les abus ne vont faire qu’empirer avec le départ des troupes européennes et l’influence des « instructeurs » de Wagner sur le comportement de l’armée.

En effet, les récentes actions de l’armée malienne révèlent un non-respect des règles du droit international humanitaire chez les soldats maliens et le lourd tribut payé par les civils. En avril, l’armée a déclaré avoir tué 203 militants lors d’une opération dans le village de Moura. Selon de nombreux rapports d’organisations de défense des droits de l’homme et de médias internationaux, l’opération a tourné au bain de sang, les troupes maliennes et les mercenaires de Wagner exécutant sommairement des centaines de civils qu’ils accusaient de collaborer avec les jihadistes. Le gouvernement a empêché les Nations unies d’enquêter sur l’incident.

Les signes d’une restriction de l’espace politique semblent également s’accumuler. Les autorités judiciaires ont arrêté ou lancé des procédures contre certains leaders de l’opposition, notamment les plus critiques à l’égard du Premier ministre, les accusant d’être impliqués dans des activités déstabilisantes et d’inciter à la division ethnique. Elles ont d’ailleurs mis en prison deux hommes politiques pour avoir critiqué le chef du gouvernement. (Leurs critiques ne constituent pas le motif officiel de leur arrestation). Le gouvernement s’appuie également sur une forme de rejet de l’Occident pour justifier des restrictions en matière de débat public, en accusant ses opposants de prendre parti pour des puissances étrangères. Activistes, journalistes et membres de l’opposition politique expriment une inquiétude croissante quant à leur capacité à travailler librement ou à contester le discours officiel.

Comment l’UE peut maintenir son implication

L’UE a longtemps cherché à adopter une approche globale de la situation au Mali, en mettant l’accent sur les solutions politiques aux défis auxquels le pays est confronté, la bonne gouvernance et le développement social, environnemental et économique. Ces dernières années, elle a promis un soutien accru aux dirigeants civils du Sahel pour les aider à promouvoir une bonne gouvernance, mais avec la montée de la violence, sa mise en œuvre s’est avérée difficile. Aujourd’hui, confrontés à l’impasse avec Bamako, les diplomates européens peinent tant à mettre en œuvre leur stratégie qu’à préserver leurs relations avec les autorités maliennes. Toutefois, les Etats membres de l’UE devraient rester impliqués dans la mission de l’ONU au Mali, à l’instar de l’Allemagne qui a annoncé le 11 mai son intention d’augmenter son contingent sur place. Ensuite, l’Union et ses Etats membres pourraient et devraient prendre trois initiatives importantes.

L’UE d’user de ses bons offices pour faire progresser ces négociations vers un consensus.
Tout d’abord, l’UE et ses Etats membres devraient activement soutenir la voie diplomatique employée par la CEDEAO, qui tente de persuader Bamako d’accepter un délai raisonnable pour le retour à l’ordre constitutionnel. Les récentes déclarations des deux parties indiquent que les tensions entre Bamako et le bloc pourraient s’apaiser, ce qui renforce les perspectives d’un accord. Une diplomatie discrète et, le cas échéant, un soutien public permettraient à l’UE d’user de ses bons offices pour faire progresser ces négociations vers un consensus. À ce stade, de nouvelles sanctions risqueraient de compliquer des négociations déjà délicates. L’UE devrait plutôt signaler son intention de commencer à réduire les sanctions en cas de progrès avec l’organisation ouest-africaine.

Deuxièmement, l’UE devrait renforcer son soutien actuel aux organisations de la société civile malienne face au durcissement des restrictions en matière de liberté d’expression. Les groupes internationaux de défense des droits humains et les médias étrangers ayant de plus en plus de mal à travailler au Mali, les acteurs nationaux seront amenés à jouer un rôle essentiel, à la fois en mettant en lumière les abus et les restrictions et en permettant un débat public dynamique. Mais ils sont confrontés à une pression croissante. Le soutien diplomatique et financier de l’UE pourrait les aider à poursuivre leurs activités, qui sont importantes tant à court terme que dans la perspective d’élections à venir. Même s’il existe un certain risque que les financements occidentaux sapent la crédibilité des ONG locales, l’UE pourrait l’atténuer en travaillant avec des organismes bien établis dans leurs régions et leurs localités, notamment les nombreux groupes de femmes qui travaillent en dehors de la capitale. Pour l’instant, étant donné l’atmosphère politique tendue, l’UE devrait toutefois éviter les initiatives fortement médiatisées.

Troisièmement, l’UE et ses Etats membres devraient proposer leur soutien aux initiatives de réformes électorales. De nombreux diplomates européens à Bruxelles et au Sahel craignent, à juste titre, que les autorités ne s’appuient sur des promesses de réformes majeures, voire d’amendements constitutionnels, pour retarder la transition vers un régime constitutionnel. Un large consensus prévaut néanmoins sur la nécessité de certaines réformes et l’UE devrait indiquer clairement qu’elle est prête à aider à élaborer les restructurations nécessaires pour avancer vers des élections.

Parmi les réformes en cours de discussion, l’une des plus importantes est la création d’un organisme électoral indépendant, que l’UE et les Etats membres devraient soutenir. Un tel organe pourrait reprendre le rôle du ministère de l’Administration territoriale dans l’organisation des élections, tout en limitant la compétence d’arbitrage des litiges électoraux de la cour constitutionnelle. Ces deux mesures permettraient de renforcer la confiance du public dans l’intégrité des élections, de nombreux Maliens accusant l’administration territoriale et la cour d’avoir manipulé les résultats des élections législatives de 2020 en faveur du parti au pouvoir. La création d’une autorité électorale indépendante semble bénéficier d’un soutien national solide – elle a été identifiée comme une priorité dans des forums tels que le dialogue national inclusif de 2019, les journées de concertation nationale de 2020 et les assises nationales de la refondation de décembre 2021. Mais sa mise en place tangible serait une entreprise d’envergure, nécessitant des modifications législatives complexes et des ressources supplémentaires. L’UE devrait indiquer clairement qu’elle souhaite y contribuer par un soutien technique et financier.

Source : crisisgroup.org