(B2 – exclusif) La crise qui ébranle le Mali est complexe. Et il faut en saisir toutes les nuances. Nicolas Normand, ancien ambassadeur de France au Mali, débroussaille le sujet

 

Rappel des faits : Depuis juin, les Maliens ont pris les rues de Bamako. Le week-end du 10 juillet, une manifestation a dégénéré en trois jours des troubles meurtriers, les plus graves à Bamako depuis le coup d’état de 2012. Suite à l’intervention de la CEDEAO, réunie à Bamako le 26 juillet, un gouvernement restreint a vu le jour autour de six ministères régaliens. Mais l’opposition, menée par le Mouvement du 5 juin (M5-RFP), refuse de rejoindre un gouvernement d’union nationale et appelle à la “désobéissance civile” faisant craindre une montée des violences.

Des fraudes aux élections, une contestation active, un gouvernement instable, un imam incontournable, le tableau politique au Mali n’est pas rose. Ce d’autant que le milliard dépensé par les Européens par an ne fait pas la différence. La sécurité reste critique. Et l’opération Barkhane, « malheureusement » est devenue incontournable. Mais les Européens doivent revoir leurs instruments sur place en matière de soutien capacitaire (EUTM EUCAP) comme de développement. L’Union européenne doit repenser son aide afin de renforcer l’État, c’est le leitmotiv de N. Normand.

Comment évaluez-vous la situation au Mali aujourd’hui ? 

— Il y avait déjà une crise multidimensionnelle du Mali, qui se manifestait surtout sur le plan sécuritaire. Aujourd’hui, il y a eu une crise supplémentaire à Bamako, une crise politique ou sociopolitique. On est dans une logique de confrontation avec la reprise de la désobéissance civile, ce lundi 3 août, et même des barrages aux carrefours, aux rond point, qui empêchent la circulation. Et en même temps, l’armée malienne est encore l’objet d’attaques meurtrières.

Peut-on comparer cette crise à celle qui a mené au coup d’état de 2012 ? 

— Ce n’est pas comparable, car en 2012 il y a eu un coup d’État militaire. Au départ, en 2012, ce n’était pas prémédité. Tout est parti des femmes des militaires puis d’une mutinerie d’une partie de l’armée, à la suite des défaites dans le nord et des massacres de soldats par des djihadistes et séparatistes. Ce ras-le-bol de l’armée a mal été géré par le régime du président Amadou Toumani Touré (ATT) et a dégénéré ensuite pour se transformer en coup d’État. Le président ATT s’est enfui et les militaires, principalement des sous-officiers, sont allés chercher le capitaine Sanogo, qui n’était donc pas le cerveau du coup d’État.

Peut-on dire que cette fois, ce sont les citoyens qui peuvent changer la donne ?

— Aujourd’hui, ce sont clairement des citoyens de base qui se mobilisent, et aussi les élites politiques qui surfent sur ce mécontentement. Les citoyens sont en colère à cause de la dégradation de la situation, particulièrement depuis 2015, en termes d’insécurité et de gouvernance. On pensait pouvoir sortir de la crise. Et en fait, le Mali s’est enfoncé dans les problèmes. Il est important de comprendre que l’on subit les conséquences de la crise mal résorbée de 2012. Malgré l’accord d’Alger qui a mis un peu sous tutelle les autorités maliennes et malgré la forte présence étrangère au Mali, la situation politique et économique ne s’améliore pas, la corruption est toujours présente, et les attentats djihadistes s’aggravent.

N’est-il pas surprenant que l’élément détonateur de la révolte soit lié aux élections législatives, alors que les observateurs internationaux, notamment Européens, ont globalement salué la bonne tenue de ces élections ? 

— Il est clair que ce contentieux électoral a été le détonateur. On ne peut pas dire que les élections se soient bien passées. La participation a été assez faible. Et dans 31 circonscriptions, les élus ont été déchus par la Cour constitutionnelle. Sur les 31 députés élus puis démis, deux tiers appartenaient à l’opposition et un tiers était pro-IBK. Sur le fond, je ne sais pas, et personne ne sait, si c’est une fraude de la Cour constitutionnelle ou s’il y avait de vrais éléments pour changer le résultat de l’élection. Mais il y a une très forte suspicion de fraude.

Que pense-vous du rôle de la CEDEAO (la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) ? 

— Il y a eu une très forte mobilisation de la CEDEAO, aussi forte qu’en 2012, lorsqu’elle a été à l’origine même du régime de transition avec le président Dioncounda Traoré et le premier ministre Cheick Modibo Diarra. Aujourd’hui, elle revient. C’est normal. La CEDEAO a été vraiment à la hauteur de sa tâche et a fait des propositions concrètes, qui sont une base de discussion. Je ne dis pas que c’est forcément la solution, mais c’est une base de discussion qu’on ne peut pas rejeter a priori. Le plan de sortie de crise de la CEDEAO, approuvé par l’Union africaine et par l’ensemble de la communauté internationale, dit en substance que les Maliens doivent trouver un terrain d’entente. L’accent est mis sur quatre points : la démission des 31 députés dont l’élection est remise en question, un renouvellement de la Cour constitutionnelle, un gouvernement d’union nationale, pas d’impunité pour les tueries de juillet à Bamako.

Est-ce de bonnes pistes pour une solution ? Surtout lorsque l’on voit la réaction du M5 ? 

— Le président Ibrahim Boubacar Keïta semble en avoir accepté le principe, sous réserve évidemment des modalités. Il a commencé à renouveler la Cour constitutionnelle. Il souhaite visiblement la démission des 31 députés, même si, eux, ne le souhaitent pas. Le premier ministre Cissé a eu des contacts avec l’imam Dicko, qui est l’autorité morale du M5 (mouvement du 5 juin) pour travailler à un gouvernement d’union nationale. Des enquêtes sur les tueries ont été annoncées, mais sans garantie d’indépendance. Il y a une certaine main tendue, qu’on peut juger insuffisante. Le M5 a réagi de manière moins positive, à ce stade. Il y a eu un certain flottement. La revendication n°1, au moins au départ, était la démission du président IBK. Sous l’influence de l’imam Dicko, cette revendication s’est quelque peu retirée. La revendication suivante est le départ du premier ministre. Pour l’instant, il ne faut sans doute pas que Boubou Cissé démissionne, de façon impromptue, hors du cadre d’une négociation. Cela ne ferait qu’ajouter du chaos. Mais l’idée d’une désignation ultérieure d’un premier ministre de consensus paraît être un élément du compromis. En revanche, la démission forcée du Président créerait un précédent lourd d’instabilité future.

Vous mentionnez l’imam Dicko. C’est la figure clé de cette crise ? 

— Oui. Même s’il assure ne pas vouloir le pouvoir, l’imam Dicko a désormais un vrai rôle, une responsabilité très importante, on pourrait dire historique, dans la solution. Il est reconnu, respecté, vénéré par une très grande majorité, sinon la totalité des Maliens. Je retiens qu’il s’est exprimé en faveur de la paix et de l’unité. Maintenant, il faut qu’il puisse mettre vraiment en concordance ses actes et ses paroles parce qu’il a quand même une position assez dure sur le plan de paix de la CEDEAO. Si Mahmoud Dicko condamnait tous ceux qui font des rapprochements, qui vont dans le gouvernement d’union nationale, cela pourrait être contre-productif et dangereux. Il parait donc souhaitable que Dicko encourage une solution, il semble d’ailleurs le faire en demandant un nouveau premier ministre de consensus, mais il faudrait aussi qu’il reçoive lui-même des signaux positifs du pouvoir.

Ce changement de personne à la tête suffira-t-il ?

— Au-delà des personnes, il faut avoir une vision commune, un programme commun. Le premier ministre Cissé l’a dit, d’ailleurs : le gouvernement d’union nationale se ferait sur la base de ce qu’il appelle une feuille de route, c’est-à-dire une stratégie de sortie de crise qui répond à toutes les questions. Comment traiter l’insécurité ?  Comment renforcer l’armée malienne ? Que faire des armées étrangères ? Doit-on négocier avec les différents djihadistes et que faire de leur pré-condition du départ de Barkhane ? Peut-on réviser l’accord d’Alger avec les ex-séparatistes ? Ce sont des décisions lourdes, stratégiques et politiques. Il faut que les Maliens se mettent bien d’accord. Il y a une nécessité absolue d’entente, de dialogue, de rapprochement sur la stratégie encore plus que sur les personnes dirigeantes.

Êtes vous optimiste ou faut-il craindre une catastrophe ?

— On est aujourd’hui à la croisée des chemins. Si la situation se dégradait, peut être que des militaires essaieraient d’assurer une certaine continuité de l’État devant le chaos qui s’instaurerait. Ou bien des djihadistes pourraient venir s’installer à Bamako, ou bien à d’autres extrémistes, d’extrême gauche par exemple, pourraient intervenir. Tout est possible, mais la possibilité d’un compromis et donc d’une entente reste heureusement aussi d’actualité. Pour l’instant, on n’a pas atteint un point de non-retour. On aurait peut-être déjà réglé cette crise s’il n’y avait pas eu les tueries de manifestants au début de juillet à Bamako. Elles ont failli être irrémédiables et ont conduit à un durcissement du M5. Ce qui complique la solution. Aujourd’hui, nous sommes encore dans une logique de confrontation. On peut donc craindre de nouveaux incidents. Les forces de l’ordre au Mali sont aussi facilement dépassées par la situation. Ce n’est pas simple de gérer une crise de ce type. Elles ne sont pas forcément bien équipées, bien formées. Que se passe-t-il si elles sont débordées ?

Vous le soulignez, un des gros points de tensions est la présence des forces armées étrangères. Faut-il vraiment envisager que le Mali se passe de cette présence ?

— Je crois que Barkhane est malheureusement incontournable. Je dis « malheureusement » parce que Barkhane fait le travail de l’armée malienne, en défendant le pays contre les ennemis qui l’attaquent. Le problème est que Barkhane est une armée étrangère, présente depuis sept ou huit ans [en incluant l’opération qui l’a précédé,  Serval]. Et c’est humiliant pour le Mali d’avoir une armée étrangère qui ressemble à la longue à une armée d’occupation, même si ce n’est pas du tout le cas.

Le bilan de Barkhane est parfois critiqué ? 

— Il est vrai que Barkhane n’a pas réduit l’insécurité liée au djihadisme et aux affrontements d’autres types. Mais elle a empêché que le Mali ne soit complètement submergé et déstabilisé. Après en avoir discuté avec des gouverneurs de villes du Mali, je pense que si vous retirez Barkhane, les djihadistes vont s’emparer de ces villes et que Bamako va rapidement devenir un îlot isolé, assailli et menacé par les djihadistes. Barkhane est un point d’appui extrêmement important.  

et pour les casques bleus de la Minusma, ce bilan est-il aussi heureux ? 

— Pour la Minusma, ce bilan est plus difficile à établir. Je crois qu’elle est peu efficace dans son volet militaire. Les casques bleus de la Minusma ne cherchent pas à combattre les extrémistes armés. Cela ne fait pas partie de leur mandat. Sur la protection des populations, les résultats sont faibles et insuffisants. Et c’est pourtant dans son mandat aujourd’hui. Mais faute d’initiative et d’agressivité au combat de la Minusma, il n’y a pas de prévention des massacres. Cependant, la Minusma a aussi un important rôle civil, qu’il ne faut pas oublier. Il se trouve malheureusement que l’État est défaillant ou absent de nombreuses régions du Mali. La Minusma est une sorte de service public de substitution qui assure certains transports, qui assure un certain d’ordre public sur place et qui surveille et rend compte de ce qui se passe. Le Mali ne gagnerait rien au départ de la Minusma. Au contraire, il en tirerait certains inconvénients. 

Qu’en est-il du rôle des Européens ? Le Mali est sans aucun doute le pays dans lequel l’Union européenne a investi le plus, que ce soit dans le volet d’aider au développement ou de soutien aux forces de sécurité. Que le pays se retrouve à nouveau au bord du gouffre est-il un signal que quelque chose a été mal fait ? Que peuvent-il faire maintenant ? 

— Il est assez simple de répondre à cette question. Depuis des dizaines d’années, le Mali reçoit environ un milliard d’euros par an d’aide publique au développement essentiellement donnée par les Européens. Mais elle a été globalement peu efficace. Surtout parce que l’aide a, en partie, contourné les autorités maliennes et les a délégitimé en s’adressant directement aux populations. De plus, cette aide européenne ou autre s’est focalisée sur de petites actions sociales et économiques. Or, on sait que le développement n’est généralement pas induit par de l’aide extérieure. Le véritable développement est un phénomène plus complexe, qui résulte de décisions nationales et notamment de bonnes institutions et de la gouvernance. Cette aide aurait été très utile si elle s’était focalisée justement sur le renforcement des fonctions régaliennes, c’est-à-dire l’armée, la police, la gendarmerie, la justice, les services fiscaux et aussi l’Éducation nationale. Or, l’aide à l’Éducation nationale a été très insuffisante. L’aide à l’armée, à la police et la justice a été quasiment inexistante. On a cru qu’on pouvait se passer d’un État. C’est absurde. Il fallait aussi se préoccuper de la fiscalité et des trop faibles ressources budgétaires. Quelle que soit la motivation des groupes armés, ils viennent tous de l’absence de l’État, de son dysfonctionnement et de l’impunité des exactions commises par les bandes armées.

Quelle leçon tirer de tout cela, pour l’Union européenne ?

— Ce que l’Union européenne doit faire (et elle commence à le faire), c’est remettre en cause les modes d’actions traditionnels. Elle doit se focaliser bien davantage sur l’aide aux fonctions régaliennes et chercher d’abord à faire fonctionner l’État. II faut aussi revoir l’aide apportée par EUTM et EUCAP. Il y a eu des audits à ce sujet et on s’est aperçu qu’il y avait une certaine inadaptation des formations aux besoins réels et que, d’autre part, l’Union européenne avait été extrêmement timide, voire inexistante en matière d’appui en matériel. Or, une armée moderne a surtout une supériorité matérielle, technologique. Il faut avoir des moyens aériens, de détection et de frappe supérieure à ceux des groupes armés. Or les milices, djihadistes ou autres, ont le dessus par rapport à l’armée malienne. Tout ceci a été trop négligé.  Il faut donc que l’Union européenne repense son aide afin de renforcer l’État.

(Propos recueillis par Leonor Hubaut)

Entretien réalisé par téléphone, lundi 3 août.

* Nicolas Normand est conseiller diplomatique du ministre de l’Intérieur de 2000 à 2002. Il est ensuite nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire à Bamako (Mali) de 2002 à 2006, puis dans le même poste à Brazzaville (République du Congo) de 2006 à 2009 et à Dakar (République du Sénégal et Gambie) de 2010 à 2013. Il est également l’auteur de livre “Le grand livre de l’Afrique”, publié en 2019 chez Eyrolles.

Source : bruxelles2