Près de 70 % des populations africaines ont recours à la médecine traditionnelle pour des soins de santé, selon l’OMS.

En Afrique, on estime à près de 70% le recours des populations à des soins à base de produits de la médecine traditionnelle. Mais contrairement à la médecine traditionnelle chinoise par exemple, celle africaine peine à décoller. Pour quelles raisons ? Comment la médecine traditionnelle peut-elle être développée dans les pays africains ? Comment la soutenir et la connecter efficacement à la médecine moderne ?

Divers acteurs de la médecine traditionnelle comme moderne interrogés au Togo et au Bénin, deux pays de la sous-région ouest-africaine où la médecine traditionnelle a le vent en poupe, donnent des avis aussi divergents que complémentaires.

– Le manque de volonté politique

La première raison qui empêche la médecine traditionnelle africaine de prendre son envol, c’est « le manque de volonté politique » des gouvernants africains ; tacle d’emblée Professeur AziadomeKogblevi, microbiologiste, chercheur en médecine traditionnelle et président de la fédération béninoise des praticiens de la médecine traditionnelle.

Et pourtant, on peut se rappeler que les ministres de la Santé des pays africains, avaient convenu en 2013, lors du Comité́ régional de l’OMS pour l’Afrique « de veiller » à ce que les pays de la région africaine intègrent la médecine traditionnelle comme une option importante et viable pour améliorer la santé des populations. A cela, s’ajoute la même année, la validation par l’OMS, l’Organisation mondiale de la santé d’une stratégie pour la médecine traditionnelle sur la période 2014-2023 avec pour buts « d’épauler les États membres qui cherchent à mettre à profit la contribution de la médecine traditionnelle à la santé, au bien-être et aux soins de santé centrés sur la personne et favoriser un usage sûr et efficace de cette médecine au moyen d’une réglementation des produits, des pratiques et des praticiens ». Près d’une décennie après, on semble n’être qu’à des déclarations de bonnes intentions. C’est ce que dénonce AziadomeKogblevi.

D’après ce chercheur et praticien depuis plus d’un demi-siècle de la médecine traditionnelle africaine, « les dirigeants africains ne donnent pas encore la chance à la médecine traditionnelle de se développer à la taille du service qu’elle rend ».

« C’est le parent pauvre des médecines mais c’est celle qui a la plus large couverture pour le traitements des populations dans nos pays. On construit des hôpitaux à coût de milliard de FCFA, mais que les populations ne peuvent pas fréquenter. La question c’est pourquoi on n’investirait pas un peu de ces fonds aussi dans la promotion de la médecine traditionnelle dans nos pays africains. La médecine de chez nous, celle qui existe depuis les temps immémoriaux ? » s’interroge Kogblévi.

– La pression des firmes pharmaceutiques

Il associe également, le manque de volonté politique à la pression des firmes pharmaceutiques pour qui l’Afrique est un important marché. « La volonté politique dans de nombreux pays africains est toujours, et on le sait, guidée par Paris, Berlin, Washington etc… Et les firmes pharmaceutiques qui sont des outils politiques de ces pays, continuent d’être des instruments de domination dans les anciennes colonies sur le continent africain. C’est donc en toute logique (…) qu’on peut dire qu’elles sont tapies dans l’ombre pour empêcher le développement de la médecine traditionnelle africaine », soutient Kogblévi

Si des médicaments efficaces issus de la médecine traditionnelle africaine sont disponibles sur le marché, note-t-il, c’est tout à fait normal que ces médicaments propre à la médecine moderne ne coulent plus sur le continent.

« Et donc, c’est aux gouvernants de montrer de la volonté politique en créant ou facilitant le cadre de production de qualité des produits de traitement de masse issus de la médecine traditionnelle. Il faut que nous travaillons dans le sens du développement de nos pays avec des solutions de chez nous plutôt que de travailler pour le développement des autres », a-t-il martelé.

C’est aussi le même manque de volonté politique qui fait que d’après lui, on ne trouve pas de ligne budgétaire propre à la médecine traditionnelle dans les budgets de nombreux Etats africains.

Si cette situation est aussi le cas dans son pays, Prof. Kogblevi se félicite tout de même des grandes avancées obtenues dans la promotion de la médecine traditionnelle au Bénin.

« Au Bénin, on pratiquait la médecine traditionnelle dans l’illégalité, puisque ce n’était pas autorisé. Mais maintenant, il y a une loi qui reconnaît la pratique de la médecine traditionnelle dans le pays. Cette même loi autorise les praticiens à s’organiser en ordre, tout comme l’ordre des médecins ou l’ordre des pharmaciens et nous préparons actuellement les textes pour sa mise en place. C’est extraordinaire et je dis bravo à nos autorités », s’est-il exclamé, affirmant « poursuivre le plaidoyer pour que la médecine traditionnelle africaine retrouve ses lettres de noblesse » sur la terre de ses aïeux.

« C’est un patrimoine que nos grands-parents nous ont légué. Il faut que nous acceptons de l’assumer et surtout de le conserver» a-t-il ajouté.

– Cesser la « colonisation médicale »

Carlos Aholou, phytothérapeute, praticien de la médecine traditionnelle africaine depuis plus de 30 ans au Togo, critique ce qu’il appelle « la colonisation médicale » soit, dit-il en passant, « un élément non favorisant pour l’éclosion de la médecine traditionnelle africaine ».

« On parle de 70 % de nos populations qui font recours à la médecine traditionnelle pour se faire traiter essentiellement dans les milieux ruraux et de plus en plus dans les milieux urbains. Mais dans la pratique, on ne fait que la dénigrer de jour en jour Dans les médias et partout ailleurs on ne dit que du mal de que nous faisons. Mais je vous le dis, nous connaissons bien ce que nous faisons », a martelé Aholou Carlos.

Selon ce ‘’médecin traditionnel’’ togolais, aider « la médecine traditionnelle africaine à avoir une bonne presse, est fondamental si l’on veut vraiment son développement ».

Il faut, soutient-il, « laisser les praticiens montrer une partie des secrets de leur traitement des maladies pour montrer au monde entier que la médecine traditionnelle africaine ne tue pas, mais sauve plutôt des vies ».

« Nous sommes assis sur des mines de connaissances en matière de santé et de traitement des maladies. Ces connaissances peuvent même servir à moderniser les traitements dans la médecine moderne en Afrique», soutient Carlos Aholou

« Par exemple durant la période forte de COVID-19, nous avons été interdit dans plusieurs pays africains de dire que nous pouvons traiter cette maladie. Juste parce qu’on ne croit pas en nous. Comment la médecine traditionnelle africaine peut-elle évoluer si même les gouvernements de nos Etats ne nous font pas confiance ? » a-t-il ajouté.

Son compatriote Mohamed Karim, fort de ses trente ans d’expérience en physiothérapie au Togo, aborde dans le même sens. « La plupart de nos aînés qui sont dans la médecine conventionnelle (moderne) ne font que ternir la valeur de la médecine traditionnelle africaine en soutenant mordicus qu’elle est mauvaise, qu’elle bloque les reins etc… Les populations africaines et les décideurs ont absorbé ces informations. Tout cela freine vraiment la médecine africaine dans son élan », soutien Mohamed Karim.

– Un problème de « discrimination »

Ce phytothérapeute togolais n’est, d’ailleurs, pas de ceux qui croient que la médecine traditionnelle n’évolue pas. « Elle évolue bien même. Je dirai même qu’elle est en avance », soutient-il tout en relevant que le seul problème de la médecine traditionnelle africaine, c’est « la discrimination dont elle est victime ».

« Nous recevons de nombreux patients qui ont fait le tour des hôpitaux et cliniques de renommée que nous connaissons au plan national comme régional parfois, sans trouver satisfaction à leur problème de santé. Mais quand nous les recevons et les prenons en charge, on remarque que les résultats viennent de façon naturelle et ils trouvent satisfaction. Ça veut dire que quelque part ils ont été trompés ou induits en erreur de jugement et provoqué le gaspillage des moyens financiers » explique ce pratiquant de la phytothérapie comme un héritage de ses grands-parents.

Il assure ainsi que c’est « une erreur de la part de ceux qui l’affirment » que « la médecine traditionnelle africaine est néfaste, ou problématique ».

« Je crois même que cette façon de nous traiter ou d’apprécier la médecine traditionnelle africaine ne vient pas de nous Africains. Mais trouve son origine dans l’Occident. Parce qu’on nous a toujours dit que nous Africains, ce que nous faisons n’est pas sûr, que cette médecine et ses praticiens ne sont pas digne de confiance. Tout cela fait que nos confrères qui vont étudier là-bas sont formés dans cette mentalité et ils rentrent avec. Du coup, ils n’arrivent pas encore à vraiment composer avec nous », a indiqué Mohamed Karim.

– Sortir du « périmètre de secret et d’ésotérisme »

Tout le problème du non-développement de la médecine traditionnelle est fondé sur le manque de confiance, note également Karim. A cela, il ajoute le manque de protection des secrets de la médecine traditionnelle.

« Quand un Chinois qui fait sortir son produit, ce dernier est protégé. Mais ici, en Afrique subsaharienne, rien ne nous protège, ni nous-même, ni les produits issus de nos recherches. Ce qui fait qu’on a peur d’exposer nos secrets de traitement» précise-t-il.

Pour Prof David Dosseh, praticien de la médecine moderne et enseignant chercheur à l’Université de Lomé, il est important de « sortir la médecine traditionnelle de son périmètre de secret et d’ésotérisme », sinon elle ne pourra pas prétendre à un développement.

« Je suis convaincu que la médecine traditionnelle africaine rend énormément de services aux populations, et qu’elle n’a pas le développement qu’il lui faut. Mais je pense que cette médecine est restée pour une bonne partie, trop dans l’obscurantisme et ce n’est pas une bonne chose. Quand il s’agit de procédés qui relèvent plutôt de l’ésotérisme, du secret, ou du mysticisme, cela ouvre la porte à du charlatanisme, plutôt que de parler de la médecine», détaille l’universitaire togolais, notant au passage « qu’il arrive parfois, malheureusement, que des gens qui n’ont aucune compétence, se prévalent des connaissances mystiques pour flouer des populations ».

« Dans ces situations, le développement n’est pas évident » a-t-il soutenu.

Il rappelle également que la médecine moderne n’est pas ce qu’elle est aujourd’hui en un claquement de doigts. « Elle a acquis ses lettres de noblesse parce qu’elle a pu se développer sur tous les continents. Elle a fait la preuve de son efficacité par des techniques scientifiques éprouvées ».

« Si on met aujourd’hui un médicament sur le marché, c’est qu’il est passé par plusieurs épreuves, des essais thérapeutiques, des essais cliniques sur des animaux et sur l’homme etc… et son efficacité s’est avérée. C’est ainsi que de grandes firmes ont pu se développer. Je crois qu’aujourd’hui, ce procédé n’est pas respecté dans le cas des produits administrés aux patients dans le cadre de la médecine traditionnelle », ajoute Dosseh.

– Mettre en place un cadre légal

L’universitaire togolais penche donc pour l’édition « de règles » d’un fonctionnement adéquat de la médecine traditionnelle dans les pays africains afin que cela aide à booster son développement.

« Pour que la médecine traditionnelle africaine se développe comme on le souhaite, les Etats doivent démontrer qu’ils ont cette vision en mettant en place un cadre légal. Ce n’est pas aux physiothérapeutes de le faire. Une fois que l’État met en place le cadre légal, il faudra veiller à ce que les charlatans soient mis de côté, pour laisser la place aux vrais phytothérapeutes puis les soutenir par sortir les fruits de leurs recherches », propose David Dosseh.

Il affirme aussi qu’il faudrait instituer, à partir de ce moment-là, « un mécanisme de test de produits pour s’assurer de leur efficacité et les soumettre à « un brevet pour les protéger ».

« L’efficacité par les différents tests permettra de leur ouvrir un marché mondial. Ce n’est qu’à partir de cet instant que nous pouvons dire que la médecine traditionnelle africaine a enclenché son développement », explique l’enseignant des universités du Togo.

Pour lui, « il faut que les choses se passent de manière transparente, simple et efficace pour la population. Chacun ne peut pas faire ce qu’il veut, comme il veut, et comme il le pense si on veut faire de la médecine traditionnelle africaine une médecine développée ».

– Créer des ponts et interfaces entre la médecine moderne et celle traditionnelle

Mais en attendant, n’est-il pas possible de créer une connexion entre la médecine traditionnelle africaine et celle moderne au service des populations ?

« Pourquoi pas », affirme Prof David Dosseh. Mais à condition que « chaque pays mette en place un vrai cadre de collaboration, avec le soutien de l’État. Et que des experts des deux types de médecines se retrouvent pour que chacun explique comment il conduit son processus de diagnostic, et comment il conduit son processus thérapeutique de manière à créer des ponts et des interfaces qui permettent à chaque type de médecines de bénéficier du soutien de l’autre ».

« Dès que ce cadre de collaboration est défini, les choses iraient mieux dans le sens de l’efficacité des soins au profit des populations », a conclu l’universitaire togolais.

Déjà, les praticiens de la médecine traditionnelle que nous avons consulté, assurent avoir régulièrement recours à la médecine moderne, dans le cadre des analyses, de la radiographie, de l’IRM et du scanner, pour confirmer leurs diagnostics. C’est peut-être un bon départ pour une franche collaboration à l’avenir.

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