Peu de jeunes artistes les maîtrisent. Les anciens qui en connaissent les codes sont en train de quitter la scène. Pourtant, ces airs emblématiques de notre patrimoine musical méritent d’être sauvegardés

 

La musique a toujours rythmé la vie sociale, économique (travaux champêtres, pêche collective…), culturelle de la société malienne. Ainsi, notre pays est réputé pour non seulement le talent de ses artistes, mais aussi pour la diversité de ses terroirs musicaux. Chaque ethnie ayant son répertoire musical propre, la musique populaire du pays devient alors «un arc-en-ciel beau de ses couleurs multiples et chargé d’une très grande émotion». Et parmi tant de richesses, il y a des classiques qui se confondent allègrement avec l’histoire, surtout guerrière, des terroirs.

Parmi les classiques mandingues, il y a celles dites populaires, celles dédiées par les griots à la confrérie des chasseurs (comme Kulandjan) et celles qui sont liées à l’Empire manding, de l’épopée mandingue (Suba, Turamakan…). Et «Duga» (vautour) est l’une de ses chants classiques les plus connus et les plus chantés. Il s’agit d’une chanson d’une grande variété appelée différemment selon les terroirs. Duga (vautour) ou «Maoula Duga Sirimandjan» qui est une appellation surtout répandue dans la contrée de Ségou.

«D’après ce que mes parents et d’autres traditionnalistes m’ont enseigné, le premier nom de la chanson était : Sackodugu ! C’était du temps du Wagadu. Selon les récits, les Sacko sont les descendants du roi Wakané. à l’époque, certains (surtout les rois) pouvaient se permettre d’acheter une chanson, une louange avec l’espèce sonnante trébuchante et généralement à l’issue d’une victoire militaire. Ainsi, quand Maoula Duga Sirimandjan a acheté Sackodugu, la chanson est devenue Duga», nous confie Madou (Mamadou) Sidiki Diabaté, virtuose de la kora et fils de l’icône mandingue de cet instrument, le regretté Sidiki Diabaté.

Au Mandé, la même chanson est appelée «Nassira Mady». Sur le plan rythmique, explique le talentueux fondateur et le chef d’orchestre de «Manding Griot Groove», il y a plusieurs manières d’interpréter la chanson. «La musique est comme une phrase du français. Autant une virgule ou un point peut changer la prononciation d’une phrase, autant une note peut totalement changer une chanson. D’où plusieurs variantes du Duga», explique le maestro Madou Sidiki.

Mais, précise-t-il, il faut vraiment être «un fin connaisseur ou avoir été à l’école des grands virtuoses et des grandes cantatrices pour faire la différence, voire la nuance entre les interprétations. Si vous sélectionnez 100 instrumentistes à qui vous demandez de jouer Duga, au moins 95 vont jouer Nassira Mady qui est différent de la mélodie originale de Sackodugu».

«Taara» est aussi l’un de ses classiques rendus populaires par les regrettés Sory Kandia Kouyaté, Fanta Damba Kôrôba et Fanta Damba Ntchinin, Mariam Kouyaté (la mère de Madou Sidiki Diabaté). «Beaucoup de gens se trompent sur Taara parce qu’ils pensent que c’est une chanson dédiée à El Hadj Omar Tall et à sa descendance. Ce qui est loin d’être le cas. C’est une chanson dédiée à Djéli Moustapha Diabaté (virtuose du ngoni) par ses épouses», rappelle le virtuose Madou Sidiki.

«Comme il accompagnait El Hadj Omar Tall dans ses croisades, ses épouses entonnaient cette chanson à chaque départ pour lui dire au revoir. En fait Taara veut dire il est parti, il est encore parti. C’est avant tout une louange des Diabaté», précise le monstre sacré de la kora. Mais, au fil du temps, le titre est devenu une chanson dont les griots vont se servir pour louer les descendants d’El Hadj Omar Tall. Finalement, on pense aujourd’hui que c’est une dédicace spéciale pour les Tall.

«Aujourd’hui, beaucoup d’instrumentistes ne font pas la différence entre Alpha Macky et Taara ! Il y a une confusion terrible entre les deux rythmes. Cette différence se fait surtout sentir avec Taara chantée par Fanta Damba Ntchinin, feu Mory Kanté, Salif Kéita avec Les Ambassadeurs du Motel… Toutes ces interprétations sont très différentes», rappelle M.S Diabaté. Pour lui, «la différence entre Taara et Alpha Macky est énorme. Mais, notre génération confond les deux rythmes. Il faut avoir été à très bonne école pour pouvoir réellement faire la différence».

Du Kanjo au Janjo
Au Mali, nous ont expliqué de grands spécialistes de la musique traditionnelle malienne comme Madou Sidiki Diabaté, chaque terroir a son hymne de la bravoure. Le «Janjo» vient de chez les Soninké parce qu’il est tiré du «Kanjo». Mais, c’est l’hymne à la bravoure dédiée aux grands chefs de guerre et à des braves guerriers dans le Mandé. Duga, Niangara, Marassa… sont aussi dans ce registre.

«Douga correspond encore plus que Taara à ce que nous ne sommes plus aujourd’hui. Ce à quoi nous n’accordons plus de valeur et dont la perte nous mène présentement là où nous sommes. Nous ne correspondons plus à l’idéal que vante Douga qui est cet être pourvu de la notion de devoir de protection du Groupe dont il est partie ; cet être qui a le sens de l’engagement et de l’objectif le temps d’une vie et en attendant la mort», explique Rokia Traoré qui a été à l’école traditionnelle de la diva mandingue, la regrettée Bako Dagnon.

Pour certains traditionalistes, «Taara raconte la migration de grands hommes de foi pour des fins de conquêtes à la gloire de la religion musulmane. Ils n’ont pas tous été forcément violents… De toute façon, ces chants classiques ont en commun le fait de flatter, raconter, rappeler le sens de l’honneur, de la dignité, de l’engagement que nous n’avons plus».

«Il est important que nous revenions à ces classiques dans les circonstances actuelles, que nous les chantions sans faire les louanges de personne, juste rappeler que ces chants sont là, orphelins et attendent que soient mis en avant des hommes et des femmes de valeur qui puissent à nouveau les mériter et les porter, leur redonner leur sens», souligne Rokia.

«Cette conviction m’a amenée à réaliser Bamanan Djourou, puis maintenant les Classiques Mandekas», ajoute la jeune ambassadrice de la musique malienne qui, avant la crise sanitaire liée à la Covid-19, espérait présenter ce dernier spectacle (Classiques Mandekas) au moins une fois par mois au «Blues Faso», son espace culturel et artistique de Missabougou.

«Je suis peut-être naïve, mais je reste convaincue que les Maliens ne peuvent sortir du gouffre où nous nous trouvons qu’en retrouvant les enseignements de nos valeurs profondes. Les gens ont tant été menés vers l’ignorance, la désinformation, l’inculture, l’arrogance et la prétention dans leur quotidien même», conclut Rokia, l’une des plus belles voix du Mali, voire d’Afrique. Ce «statut d’exception» et surtout son engagement sans réserve lui permettent de faire «rayonner dans le monde entier ses idéaux humanistes et la tradition griotique».

Chaque année depuis 2004, l’Unesco organise la «Semaine du Son», un événement qui cherche à sensibiliser le grand public aux effets du son sur nos vies (influences sur l’humeur et la productivité, importance sociétale du son, relations entre images et sons). Et en janvier 2020, l’événement s’était choisi Rokia Traoré comme marraine. Et c’est à cette occasion que le Rossignol du Bélédougou a présenté son spectacle baptisé les «Classiques Mandeka».

Accompagnée de Samba Diabaté (guitare), Habib Sangaré (bolon), Mamah Diabaté (ngoni) et Joël Massa Diarra (balafon), Rokia a ainsi repris les plus belles chansons mandekas (mandingues). Des œuvres qui, comme l’a commenté un critique, «retranscrivent en musique l’histoire de l’Empire manding». Ce 20 janvier 2021, dans une salle frissonnant à l’écoute de cette superbe voix rehaussée par d’instrumentistes virtuoses, Rokia a ramené son auditoire à l’origine de chaque œuvre pour la replacer dans son contexte historique et artistique.

Et du coup, elle a écrit l’une des plus belles pages de cet événement («Semaine du Son» tout en offrant un espace de perpétuation aux classiques mandings en quête d’initiatives pour être jalousement sauvegardées à la vitrine de notre riche et varié patrimoine culturel et artistique !

Source : L’ESSOR