Dans une série de vidéos publiées à la mi-février, un homme est emballé dans du film plastique à bord d’un avion de la compagnie aérienne Turkish Airlines. Ces images ont largement circulé au Cameroun, pays d’origine de ce passager, et ont suscité une vague d’indignation. La rédaction  a pu recueillir le témoignage de cet homme qui dénonce un traitement violent et humiliant de la part de cette entreprise et des autorités turques.

Notre rédaction a pu identifier une série de quatre vidéos montrant un incident à bord du vol numéro TK667 reliant Istanbul et Yaoundé la nuit du 27 au 28 janvier 2020.

Cette première vidéo montre le moment où le passager a commencé à protester contre son expulsion. Elle a été filmée par sa compagne qui se trouvait non loin. À la fin de la vidéo, une hôtesse de la compagnie Turkish Airlines, reconnaissable à son uniforme, l’empêche de filmer.

Cette deuxième vidéo montre le moment où les trois hommes qui entourent le passager commencent à lui retirer le film plastique qui entoure son torse. Ces images ont également été filmées par sa compagne.

En observant attentivement la série de vidéos, on voit clairement que l’homme est menotté à l’aide de sangles en plastique noir au niveau des poignets et de menottes aux chevilles. Par-dessus, ses vêtements ont été rajoutées plusieurs couches de film plastique, consolidées avec du large scotch transparent.

Un des trois hommes qui entoure le passager porte un rouleau de ce type de scotch à la main. On aperçoit également un masque chirurgical qui pend aux oreilles du passager et qu’il portait probablement avant de manifester sa colère à bord.

« On m’a dit que mon visa était un faux et on m’a arrêté »

La rédaction des Observateurs de France 24 a pu retrouver cet homme. Emmanuel Fosso Someon Chedjou, 47 ans, est marchand de chaussures à Douala au Cameroun. Il a fourni plusieurs documents à notre rédaction permettant de prouver qu’il a bien effectué ce voyage et qu’il a été expulsé de l’aéroport d’Istanbul. Notre rédaction a également pu discuter avec six passagers qui étaient à ses côtés dans le centre de détention de l’aéroport. Tous ont livré un témoignage concordant avec le sien.

Je voulais me rendre à Dubaï avec ma compagne pour acheter un stock de chaussures et j’ai fait appel à une agence de voyage pour tout préparer. C’était ma première fois et j’ai compris trop tard que je m’étais fait arnaquer.
Le vol pour Dubaï passait par Istanbul avec une escale de 8 eures, c’était le 21 janvier.

Sur cette photo prise avant le départ, on voit que le voyage entrepris par Emmanuel Chedjou et sa compagne vers Dubai devait durer du 21 au 29 janvier.

 

Quand nous sommes arrivés ma compagne est restée dans la zone de transit et j’ai voulu sortir de l’aéroport faire une course, vu que notre temps d’attente était très long. Arrivé au contrôle des passeports, on m’a dit que mon visa de transit était un faux et on m’a arrêté. On m’a emmené dans une sorte de centre de détention et j’ai retrouvé là-bas ma compagne qui avait été arrêtée entre temps.

Ce document, en turc et en anglais, détaille qu’Emmanuel Chedjou est décrété « passager non admissible », ou INAD dans le jargon de l’aviation pour le motif suivant : « Visa ou permis de résidence contrefait ».

Un selfie pris par Emmanuel Chedjou dans l’aéroport d’Istanbul, reconnaissable à son plafond, peu de temps avant son arrestation.

On m’a confisqué mon téléphone et on m’a demandé de signer des papiers que je ne pouvais pas lire puisqu’ils étaient en turc. J’ai aussi demandé à parler à un avocat et les officiers qui étaient là ont refusé.

Je ne savais pas exactement qui étaient ces officiers, si c’étaient des policiers, des gendarmes ou des agents de sécurité. Ils ne portaient pas d’uniformes.

Deux jours plus tard, ils ont voulu me déporter une première fois, le 23 janvier. J’ai protesté en disant que je voulais poursuivre mon voyage vers Dubaï et les officiers m’ont frappé. Un fois arrivé sur la passerelle de l’avion, j’ai protesté à nouveau et crié. À ce moment-là, l’équipage et le pilote de Turkish Airlines sont sortis et ont refusé de me prendre à bord. Ils ont demandé à ce que je sois pris en charge par le HCR.

Mais il n’en a rien été.

 

« Ils ont pris les rouleaux de film plastique utilisés pour emballer les valises »

J’ai continué de subir des tabassages et des menaces pour que je rentre dans mon pays. Le 28 janvier vers 13 h ils sont venus me chercher pour me rapatrier sur un vol vers Yaoundé, au Cameroun. J’ai protesté à nouveau et cette fois ils m’ont mis dans une pièce spéciale.

Il y avait une dizaine d’officiers et ils s’y sont mis à plusieurs pour me maîtriser. Ils ont d’abord mis des sangles en plastique à mes pieds et à mes poignets, puis de véritables menottes en métal. Ensuite ils ont rempli ma bouche de mouchoirs et l’ont fermée avec du scotch.

Enfin, ils ont pris deux grands rouleaux de film plastique, ceux qui sont utilisés dans les aéroports pour emballer les valises. Ils m’en ont mis des couches et des couches du cou jusqu’aux pieds, si bien que c’était absolument impossible de bouger. À ce moment-là, j’ai vraiment commencé à avoir du mal à respirer.

Trois d’entre eux m’ont mis dans un fauteuil roulant et m’ont emmené dans un avion qui partait pour Yaoundé. À l’intérieur ils m’ont porté comme un colis jusqu’à mon siège.

Quand les passagers étaient tous installés et qu’il restait environ 15 minutes avant le décollage, j’ai réussi à cracher les mouchoirs qui étaient coincés dans ma bouche et j’ai pu crier à l’aide.

Les passagers ont tout de suite réagi quand ils m’ont vu et ont protesté pour qu’on me libère de tout ce plastique. Ma compagne était dans l’avion elle m’a vu ainsi et a pris deux vidéos pour garder des preuves.

Mes habits s’étaient déchirés quand je me battais avec les policiers et j’ai demandé à récupérer mon bagage à main pour me changer. Dans la poche de mon jean déchiré, que j’avais laissé sur mon siège, il y avait 2 400 euros en liquide que j’avais pris pour commercer à Dubaï. Quand l’officier m’a rendu le pantalon, les poches étaient vides. Il m’a dit : « tu as déjà de la chance, on va te tuer ».

 

« Ils m’ont laissé dans un hall pendant deux jours sans rien à manger »

Après tout ça, une hôtesse de Turkish Airlines m’a accompagné à l’extérieur de l’avion dans lequel était restée ma compagne, qui s’est donc envolée pour Yaoundé. Elle m’a demandé pourquoi j’étais sous escorte et je lui ai dit qu’il était inacceptable de traiter les gens de cette manière, que j’étais malade et que j’avais besoin de soins. Elle m’a laissé dans un hall de l’aéroport, devant un bureau de Turkish Airlines, sans rien. J’étais obligé de mendier pour manger.

Au bout de deux jours, un homme qui se présentait comme le chef du personnel de Turkish Airlines m’a dit : « on ne peut pas te soigner et tu ne peux pas rester en Turquie, tu restes ici sans te laver, tu vas choisir un pays où on va te déposer et tu vas partir ». Ensuite, des officiers sont venus me chercher pour me ramener au centre de détention.
Une nuit, un des policiers qui m’avait emballé dans du plastique m’a dit en m’apportant un café qu’ils allaient m’emmener à Abuja, au Nigeria. Je lui ai répondu que ce n’est pas mon pays et que c’est très loin de chez moi. Il m’a dit que c’est à côté [800 kilomètres séparent Abuja de Douala, NDLR].

À ce moment-là j’étais vraiment épuisé, je n’en pouvais plus et j’ai fini par céder. J’ai pris la carte d’embarquement pour ce vol et ils m’ont mis de simples menottes pour m’emmener dans l’avion. Une fois que j’étais assis ils les ont enlevées et sont sortis de l’appareil.

La carte d’embarquement d’Emmanuel Chedjou pour le vol d’Istanbul à Abuja.

Je suis arrivé à Abuja dans la nuit du 30 au 31 janvier et une dame rencontrée dans l’avion m’a aidé à organiser mon voyage en voiture jusque chez moi. Je suis arrivé à la maison le 4 février [soit deux semaines après son arrivée en Turquie, NDLR].

Entre l’agence de voyage qui m’a arnaqué et ce qu’il s’est passé à Istanbul, j’ai perdu environ 7 millions de francs CFA, soit 10 590 euros [des chiffres que notre rédaction n’a pas pu vérifier de façon indépendante, NDLR]. Avec cet échec, j’ai donc perdu non seulement mon capital mais j’ai aussi perdu toute crédibilité dans ma communauté. Plus personne ne veut commercer avec moi. Je veux dénoncer la compagnie Turkish Airlines et ces officiers qui m’ont humilié. Je veux aujourd’hui me faire dédommager et, si c’est possible, je porterai plainte.

« Ils prenaient les téléphones des Noirs mais pas ceux des Blancs »

Emmanuel Chedjou dénonce par ailleurs un traitement discriminatoire dans le centre de détention où sont mis en attente tous les passagers n’ayant pu passer les frontières de l’aéroport. Selon lui, les personnes noires sont systématiquement privées de leurs téléphones portables et sont détenues dans une pièce séparée.Un avis partagé par un autre passager resté détenu pendant 6 jours à la même période que lui, Johnny Mabaya, un Congolais de 20 ans.

Moi, contrairement à Emmanuel, je ne parle pas l’anglais. Il y avait donc un gros problème de communication et ça générait beaucoup de tensions. On nous servait de la nourriture quasi immangeable et on nous frappait régulièrement. Tous les téléphones des Noirs étaient confisqués, mais pas ceux des Blancs. On était aussi tous détenus dans une pièce séparée.

Le jour où ils ont emballé Emmanuel dans du plastique on a entendu beaucoup de cris, et tout d’un coup, ça s’est arrêté. On a compris qu’ils avaient réussi à lui fermer la bouche. Quelques jours plus tard c’était mon tour, j’ai essayé de protester moi aussi, mais j’ai vite cédé par peur qu’ils me fassent la même chose.

Deux femmes, l’une Congolaise et l’autre Camerounaise, nous ont confirmé que les ressortissants africains étaient traités différemment. Un passager ukrainien détenu brièvement au même endroit nous a confirmé qu’il avait pu garder son téléphone portable dans le centre de détention.

Que se passe-t-il à l’aéroport d’Istanbul ?

Très peu d’associations de défense des réfugiés et d’avocats spécialistes de ce domaine ont accès au centre de détention de l’aéroport d’Istanbul. D’après nos recherches, plusieurs avocats de l’ONG « Refugee Rights Turkey » ont pu le visiter, mais l’organisation a décliné notre demande d’interview.

L’autorité administrative de l’aéroport est responsable de cet endroit, comme le précise la loi sur les obligations des transporteurs aériens du 7 novembre 2015. Cependant, les responsabilités sont partagées : la compagnie aérienne s’assure du retour au pays le plus rapide possible du passager non admissible sur le sol turc et l’entreprise gestionnaire de l’aéroport veille à ce que le temps d’attente soit passé dans un endroit dédié et dans des conditions dignes et sécurisées.

Aucun texte de loi turc ne précise quelles unités de police ou de sécurités privées sont chargées d’escorter les passagers à bord des avions, ni de quels moyens ils disposent légalement pour les contrôler s’ils refusent d’obtempérer. Selon un ancien cadre de l’aviation civile turque, les compagnies aériennes font appel à des services de sécurité privée pour ce type de cas. Une affirmation que nous n’avons pas été en mesure de vérifier.

Selon Piril Erçoban, coordinatrice de l’association turque de défense des réfugiés Mütleci-der, les images de l’expulsion d’Emmanuel Chedjou sont « révoltantes ».

« Peu importe le statut de la personne, cette pratique est inacceptable. Ça ne peut être légal. Les autorités doivent prendre des mesures administratives et légales contre les personnes responsables et ne plus tolérer ce type de pratiques dans les zones frontalières ou de transit ».

La redaction
Source: resmigazete