Ce mercredi 14 septembre 2022 sera marqué dans ma vie comme l’une des plus tristes, sinon la plus sombre. Ce jour j’ai perdu le bouclier le plus sûr pour un enfant : une mère ! La mienne était en plus une grande amie, une complice, une confidente qui me connaissait mieux que moi-même et qui savait ainsi mieux me conseiller que quiconque. Ce qui fait de moi un orphelin aujourd’hui inconsolable et qui doit désormais apprendre à vivre sans une partie de lui-même.

 

Na ! C’est ainsi que je t’ai toujours appelé depuis le jour où j’ai su parler ! Ma mère et ma fille selon les circonstances et les attentes ; mon amie, ma confidente et ma conseillère qui avait toujours recours à mes conseils face à certaines situations… Na, tu t’en es allée. Et me voilà aujourd’hui comme un navire sans gouvernail en pleine tempête.

J’ai tant craint ce moment qu’il m’arrivait de souhaiter partir avant toi. Après réflexion, je trouvais que cela était égoïste de ma part en sachant que, comme tout parent digne de ce nom, ton souhait a toujours été d’être enterrée par tes enfants réunis. Hélas ! Le sort t’avais déjà imposé le deuil de Kaou et Pinda, le benjamin et la benjamine en seulement 11 ans d’intervalle !

Na, j’ai tant craint cet instant que chaque fois que j’apprenais le décès de la maman d’une connaissance et je sombrais dans une profonde angoisse. J’ai craint ce moment au point de faire fi de tous les signes annonciateurs de ce séisme sentimental, affectif, moral, psychologique… A force de craindre cet instant fatidique qu’il m’a pris au dépourvu. Oui Na, tu m’as bien caché ce dénouement en t’éclipsant moins d’une heure après une longue conversation téléphonique. J’étais loin de deviner que c’était le dernier. Hélas !

Na, il ne m’est pas aisé de te rendre hommage parce qu’un livre de 1000 pages ne me suffirait pas pour parler de toi, de nous. Surtout en ce moment où tant de souvenirs se bousculent dans ma tête. Comme tout petit quand nous revenions au petit soir du fleuve pour la lessive. Tu étais pressée de rentrer pour préparer le dîner alors je traînais les pieds.

-Nfa (père), dépêche-toi, il nous faut arriver à la maison avant le crépuscule !

-Moi : Na, tu ne marches pas vite non plus et tu me demandes de me dépêcher.

-D’accord, il faut marcher comme tu veux. Le crocodile va sortir du fleuve pour venir te manger parce que je ne vais plus t’attendre !

Cela suffisait pour que je me mette à courir pour te dépasser… Nous rigolions assez souvent en évoquant les souvenirs de mon enfance. Et me voilà forcé d’admettre cette évidence refoulée : tu as rejoint le royaume des cieux ! Je ne sais pas ce que sera ma vie sans toi qui a toujours été le repère de mon existence. «Tu vas t’y faire avec le temps. La mort d’un être cher est une blessure qui ne se cicatrise jamais. Mais, c’est aussi une épreuve qui ne résiste pas au temps et surtout à la foi. Et Allah t’a gratifié d’une admirable foi», me disais-tu à chaque fois que notre famille était frappée par le deuil. Finie donc cette complicité affectueuse qui permettait à l’un ce que voulait l”autre d’un simple regard.

Dans la famille, les autres enfants se moquaient de moi qu’ils considéraient comme le plus vilain de la fratrie. Je répliquais en leur rappelant : Je suis laid, mais je suis fière d’être le frère jumeau de notre Maman ! Cela leur clouait le bec parce que cette ressemblance est incontestable. Et elle n’est pas seulement que physique, mais elle est aussi multiforme car, toi et moi, nous avons toujours partagé des valeurs, des principes et des convictions. Une foi profonde à toute épreuve, une exceptionnelle bonté du cœur, cette farouche volonté de rassembler les tiens et cet extraordinaire courage pour ne pas être dépendante de quelqu’un ! Voilà ce que je retiens de toi, entre autres, ma brave Maninka Muso.

Sur le plan de la foi en Allah, tu as été véritablement accablée par le destin. Après le décès de tes parents et de Boua, tu as encaissé le décès de l’autre papa et de mon frère cadet entre le 14 février et le 1er avril 2008. En 2019, ce fut le tour de ma cousine et belle-sœur Natogoma (11 avril) et de ma sœur cadette Pinda (30 août) de tirer leur révérence. Au paravent, tu as vu ta sœur aînée et tous tes frères ainsi que de nombreux proches partir un à un. Des épreuves très douloureuses auxquelles tu as fait face avec une très grande dignité en t’appuyant sur une foi inébranlable.

Tu étais intérieurement dévastée, mais tu ne t’es jamais plainte. A part quelques discrètes larmes vite essuyées, personne ne t’a entendu pousser un cri de désespoir ou vu un regard de détresse sur ton visage. Tu t’es toujours abritée derrière la foi pour faire ton deuil. «Si tu confies ton fardeau à Allah, il t’aidera toujours à le porter», me disais-tu chaque fois !

Se réveiller fréquemment la nuit sans broncher pour faire la cuisine pour les étrangers de passage

Au village, à Baala (commune de Sanankoroba/Kati), notre domicile était situé à quelques pas de l’arrêt des camions de forains. Il n’était donc pas rare de voir des voyageurs venir frapper à la porte souvent tard dans la nuit en quête de gîte. Dans pareilles situations, il n’était pas rare de te voir faire la cuisine tard afin de permettre à ces voyageurs de se restaurer, donc de ne pas dormir le ventre vide. J’étais toujours à tes côtés et je ne me souviens pas t’avoir vu une fois broncher parce que tu as été réveillée tard pour t’occuper d’étrangers de passage.

Na, ceux et celles qui t’ont connu et côtoyé ne cessent de louer cette générosité, cette bonté du cœur depuis que tu n’es plus de ce monde. «Tout ce qu’on peut posséder dans ce bas-monde est une grâce d’Allah. Et il faut la partager pour continuer en avoir» ! Telle était ta philosophie Massaren Muso. Et tu as toujours été fidèle à cette valeur et tu nous a toujours poussé, encouragé au partage, à la solidarité avec les nécessiteux, à la générosité, à la bonté du cœur…autour de nous.

Comme toute Massaren Muso (femme mandingue), tu était le courage personnifiée, une brave femme qui s’est toujours battue pour vivre de sa sueur jusqu’au seuil de l’autre monde. Na, j’ai tout fait pour que tu arrêtes de travailler. En vain ! Il fallait que tu puisses toujours faire quelque chose pour avoir un revenu à toi, maigre soit-il. Tout enfant à une dette inépuisable à l’égard de sa mère. La mienne à ton égard l’est davantage. Quant Boua (papa) a tiré sa révérence en 1983, l’un de ses frères s’est présenté et a souhaité m’amener avec lui pour que je puisse l’aider dans la surveillance de son troupeau. Tu t’y es opposée en disant que si mon père a fait violence sur lui-même pour m’inscrire à l’école, c’est parce qu’il voulait un autre destin pour moi.

Toute la famille paternelle t’a alors tourné le dos. Mais, tu t’es battue pour que nous ne puissions manquer de rien, pour que nous ne puissions envier personne. Etalagiste, vendeuse de fruits, de cacahuète puis de condiments ; opératrice économique approvisionnant des commerçants en objets en plastique (bouilloires, bassines, seaux, assiettes) et bien d’autres marchandises (via Abidjan ou Bamako) pour finir en vendeuse de glace à domicile. Pour toi, il n’y a jamais eu de sot métier tant que cela permet de vivre dans la dignité.

«Dans la vie, on ne peut pas se passer des autres. Mais, il ne faut pas vivre au crochet des autres non plus si tu veux préserver ton honneur et ta dignité», m’as-tu enseigné à l’enfance et à l’adolescence. A ton ombre et étant le fils aîné, je n’avais d’autre choix que de me battre à tes côtés. Vendeur de fruits se promenant avec une assiette entre les bureaux de l’administration, vendeur d’orange devant les lieux de loisirs (surtout pendant les semaines artistiques, culturelles et sportives), maraîcher, docker, lavandier/blanchisseur… Je n’ai craché sur aucun petit boulot pouvant me permettre de te soutenir sans remettre en cause mes études. Et ma plus grande motivation a toujours été de lire cette fierté dans ton regard. Comment ne pas être fier de savoir que sa Maman est fière de toi ?

Na, c’est toi qui m’as appris à me battre pour survivre, à me battre pour mes opinions et mes convictions. «Assume toujours tes fautes et tes erreurs même au prix de ta vie», nous disais-tu. Et j’ai toujours échappé à ta punition en avouant mes erreurs et mes forfaits !

Le pont s’est cassé ! Na, voilà le témoignage de tes neveux et nièces du Mali, de la Côte d’Ivoire, du Sénégal et de la France. S’ils se connaissent aujourd’hui, ont-ils reconnu, c’est grâce à tes efforts de rassembler tous les tiens avant de tirer ta révérence. Et ils étaient nombreux à être présents pour t’accompagner à ta dernière demeure le 15 septembre 2022. Ils étaient visiblement plus éprouvés que nous, les enfants.

Tes nombreux enfants adoptifs qui se demandent aujourd’hui qui va jouer le rôle de mère dans leur vie ; qui va les conseiller, les sermonner pour les ramener à la raison ; à qui vont-ils désormais demander des bénédictions face aux difficultés de la vie quotidienne ? Comme tu le vois Na, ils sont plus nombreux ceux qui sont touchés par ce deuil ; plus nombreux que tu ne pouvais imaginer.

Moi ? Tu ne te rappelles pas ce que tu me disais il y a peu de temps au détour d’une Ziara au cimetière du Tagouasso où tu reposes désormais pour l’éternité ? «Plus de 3 décennies après, tu n’as pas encore surmonté la mort de ton père alors que tu étais un gamin. Et il te sera encore plus difficile de te séparer de moi. Mais, tu vas vite te reprendre pour aller de l’avant grâce à ta foi» ! Ce n’est pas pourtant évident ! J’ai encore du mal à réaliser ce qui m’est arrivé ce 14 septembre 2022 ! Un grand fossé s’est ouvert quand la terre s’est dérobée sous mes pieds et que le ciel m’est tombé dessus.

Et comme le dit si bien Djimé Kanté, un petit esclave ennobli par ses bonnes actions à l’égard de son prochain, «on ne se remet jamais de la perte d’un être cher, mais on fait avec». Na, je regrette deux choses que je n’ai pas pu réaliser en sachant que cela allait te combler de bonheur : t’envoyer faire le Hadj et avoir un toit à moi à Bamako ! J’ai toujours espéré que le Tout Puissant allait me donner la chance de réaliser ces deux rêves de ton vivant ! Hélas ! J’en suis désolé !

Ta brusque disparition me met devant des questions aux réponses non évidentes. Comme quand Inah, ton homonyme, me demande chez qui elle ira désormais fêter la Tabaski ? Que va devenir notre maison à Kadiolo ? Na, tu m’as appris à me battre dans la vie, à m’assumer, à me débrouiller, mais jamais à vivre sans toi parce que, jusqu’à ce triste 14 septembre 2022, nous n’avons jamais été réellement séparés. Comment vais-je désormais vivre sans ta réconfortante et rassurante présence ? Rien n’est moins sûr !

Puisse ton âme reposer dans le Janatul firdaous d’Allah Soubhan wattallah. Qu’il en soit ainsi pour tous nos défunts et défuntes ! Amen !

Moussa Bolly dit Nana ka Nfa

Source : Le Matin