Il est le PDG du groupe Kledu. Affirmer que Mamadou Sinsy Coulibaly est très connu serait un euphémisme. Également Président du Conseil national du patronat malien (CNPM) depuis 2015, c’est entre plusieurs rendez-vous très matinaux que le « Patron des patrons » nous a reçus dans ses bureaux, au Quartier du fleuve. Avec la lutte contre la corruption, dont il est présenté comme l’un des porte-voix, au cœur de l’entretien, outre la politique et le secteur privé.

Vous avez en mars 2019 accusé Nouhoum Tapily, alors Président de la Cour suprême, d’être le fonctionnaire le plus corrompu, avant, deux mois plus tard, d’accepter semble-t-il une réconciliation conduite par le RECOTRADE. Pourquoi ce revirement ?

Quel revirement ai-je eu à faire ? Je vous retourne la question.

Vous vous seriez réconciliés après cette médiation du RECOTRADE ?

C’est ce que certains pensent. Je n’ai jamais serré la main de Tapily, je ne me suis jamais assis à côté de lui depuis que j’ai entamé la lutte contre la corruption au Mali. Je ne l’ai jamais rencontré, nous n’avons jamais parlé, à plus forte raison nous faire des accolades. Personne ne peut témoigner de cela. Je n’ai même pas envie de le voir en peinture. Je ne lui présenterai jamais des excuses, cela n’arrivera jamais.

Vous dites détenir une liste de fonctionnaires corrompus. Pourquoi n’avoir divulgué que le nom de Tapily publiquement ?

Quand j’ai donné le nom de Tapily, les gens qui se demandent « pourquoi pas les autres ? », où étaient-ils, qu’ont-ils fait ? Ce n’est pas du théâtre. Ce n’est pas divulguer non plus des noms comme si j’étais en campagne électorale. Pour moi, il y a plus de 200 fonctionnaires qui sont parmi les plus dangereux de la République du Mali. Ces 200 personnes, nous allons les traduire en justice. Pour chacune de ces personnes, vous pourrez trouver de 10 à 20 autres impliquées dans les mêmes affaires. Une seule personne ne fait pas les forfaitures, elle a des complices. Il faut les dénicher pour les traduire devant la justice. Je ne fais pas que dénoncer. Cela n’a aucun sens. Si je dénonce, je dois aller jusqu’au bout. Montrer au peuple malien que j’ai dénoncé cette personne et que la justice l’a condamné parce qu’il a été corrompu.

Avez-vous transmis votre liste à la justice ?

On ne transmet pas une liste à la justice. Ce sont mes convictions personnelles, ce sont des choses pour lesquelles j’ai mes preuves. Au fur et à mesure, nous les traduirons un à un en justice. Les autres ont leurs méthodes, j’ai la mienne. Une démocratie naissante doit s’articuler autour d’une justice forte et souveraine, sinon nous n’avancerons pas. Les politiques ont échoué lamentablement. La classe politique n’est plus à la hauteur, la société civile a démissionné. Il faut que les gens comprennent que c’est au plus haut niveau de la magistrature qu’il faut construire la nouvelle société malienne, en donnant la souveraineté aux magistrats. Je ne parle pas d’indépendance, mais de souveraineté du magistrat. Il doit être exemplaire, avoir une morale irréprochable. La morale même est au-dessus de la loi. Ce sont des personnes comme cela que nous voulons à la tête de nos structures. Que cela soit la Cour suprême, les Procureurs de la République ou les Présidents des tribunaux, tous doivent être vertueux et souverains, et non indépendants. La société malienne en a besoin et le secteur privé aussi. Pour que demain le système d’insécurité juridico-judiciaire disparaisse. Parce que nos entreprises ne sont ni sécurisées, ni protégées. Nos investissements partent en lambeaux à cause des mauvaises décisions de la magistrature. Des juges qui prennent de mauvais arrêts contre nos entreprises, contre nos chefs d’entreprises. Cela doit cesser.

Était-ce donc personnel que de divulguer le nom de Tapily ?

Je l’ai dit. Je ne l’ai jamais rencontré de ma vie. Je ne l’ai jamais eu en face, lui-même l’a dit. Cela ne saurait donc être personnel.

Cette lutte contre la corruption est menée par Plateforme de lutte contre la corruption et le chômage (PCC). Est-ce vous qui avez mandaté son Président, le Pr Clément Dembélé ?

C’est un garçon mature. Je ne peux pas le mandater. C’est sa conviction personnelle. Nous nous sommes donné la main.

Depuis plusieurs années, vous dénoncez la corruption. Pourquoi avoir choisi maintenant de donner forme à votre lutte ?

Nous en étions arrivés à un point où soit nous faisions cela soit nous disparaissions. Cela s’est institutionnalisé. Rien ne bouge dans le pays, personne ne nous fait plus confiance. Parmi les partenaires techniques du Mali, personne ne se bouscule. Ces cinq dernières années, il n’y a pas eu de nouveaux financements de la part des Chinois. Les investisseurs ne reviendront pas dans notre pays tant que nous n’arriverons pas à lutter efficacement contre la corruption. Les Allemands sont partis, on se bat pour que les Français restent, mais c’est timide. L’aide au développement ne sert à rien, nous devons attirer les investisseurs privés. Sans investissements, il n’y a pas de travail, pas d’emplois. Sans investissements, le Mali n’est pas visible. Nous n’avons pas tous les majors de l’économie mondiale, nous n’en avons qu’un seul dans notre pays. Pourquoi ? À cause de l’insécurité juridico-judicaire qui plane au-dessus de nos entreprises. Cela doit cesser rapidement, sinon cette lutte contre la corruption prendra un autre visage. Ce sera un refus total de la population, pour faire face aux bandits qui rackettent nos entreprises, qui sont en train de mettre le pays en péril. Tout le monde doit lutter contre la corruption. Je ne dis pas d’adhérer à mes idées, à ma façon de faire. La lutte contre la corruption est globale et multiforme, chacun a sa manière de faire pour aboutir. Et, pour cela, chaque citoyen doit s’y mettre, quel que soit son rang social, sa situation financière. Tout le monde doit joueur son rôle pour que le Mali devienne un endroit où il fait bon vivre.

Vous évoquez l’insécurité juridico-judicaire, mais il y a aussi l’insécurité tout court…

Ce n’est rien d’autre que de l’insécurité économique. Cela fait combien d’années que nous luttons contre l’insécurité? Cela n’aboutira pas tant que le maximum de Maliens sera exclu du système économique. Il faut que l’économie se mette en marche et l’insécurité disparaitra d’elle-même.

Quelle appréciation faites-vous de la lutte contre la corruption enclenchée depuis quelques semaines, par le Pôle économique et le ministère de la Justice notamment ?

Je trouve qu’ils font du bon travail. Ils ont osé arrêter des personnes qui pratiquaient la corruption. Ils ont fait un travail technique de vrais enquêteurs. C’est le lieu de saluer le Procureur du Pôle économique et de dire au ministre de la Justice qu’il fait preuve de courage. Qu’ils continuent ainsi. Je demande aussi aux Maliens, aux chefs d’entreprises, aux PTF, de soutenir ces deux Messieurs, qui ont eu le courage d’aller sur le front de la lutte contre la corruption. Il faut les soutenir, ainsi que tous les magistrats courageux du Mali. Sans eux, nous n’avancerons pas. Il faut des magistrats vertueux pour construire notre économie. Ce ne sont pas les autres qui viendront le faire, ce sont les bonnes décisions de justice qui vont attirer les investisseurs. J’aimerais également que les jeunes magistrats soient à la hauteur de ce qu’on leur demande : empêcher l’exclusion d’un certain nombre de Maliens. Cela ne dépend ni des politiques, ni de leurs décisions. La solution viendra du secteur privé et du fait qu’il soit protégé par la magistrature. Ce sont les deux qui doivent faire l’économie, avec la société civile comme arbitre. Tant que nous n’arriverons pas à cela, le pays ne décollera pas et ne retrouvera pas la paix.

Certaines des personnes appréhendées font-elles partie de votre liste ?

Si vous analysez les plaintes déposées par la Plateforme, vous le verrez. Je travaille en étroite collaboration avec elle, donc forcément certains en font partie.

Vous êtes également très critique à l’égard de la classe politique. À quel moment pensez-vous qu’elle a échoué ?

Depuis le 26 mars 1991. Depuis ce jour-là la classe politique a échoué, elle a donné la main aux militaires. C’est en ce jour fatidique que le Mali a commencé à sombrer. Ces acteurs du 26 mars, politiques et militaires, qui ont fait ce coup d’État, ce sont eux qui sont à la base de tous les problèmes de ce pays. Ce sont eux qui sont à l’origine de la régression de l’économie malienne, qui sont responsables de l’insécurité dans notre pays. Ce sont eux qui amené le djihadisme, parce qu’ils ont échoué lamentablement. Et ce sont eux qui sont toujours là. Ces acteurs du 26 mars, qui se disent démocrates convaincus, sincères, et tant de choses, il faut que le peuple les juge un jour. En tout cas, le secteur privé mettra tout en œuvre pour les juger, les faire venir à la barre afin qu’ils présentent leurs excuses au peuple malien pour l’avoir mis en retard, pour avoir abâtardi la société malienne. Il faut qu’ils le fassent d’eux-mêmes, sinon nous le ferons.

Vous avez déclaré lors d’une récente interview que les entreprises privées sont en concurrence avec les entreprises terroristes. Pouvez-vous précisez votre pensée ?

Je veux simplement dire que le salaire minimum proposé par le secteur privé à la jeunesse malienne dans des entreprises saines est à peu près le même que celui proposé par les terroristes. Cela est dû au déficit de développement. Si demain je peux payer dans mon entreprise un salaire minimum de 100 000 francs CFA et que les autres arrivent également à le faire, il n’y aura plus de terrorisme, ni même de candidats. Parce que ces jeunes cherchent à se sécuriser économiquement. S’ils n’y arrivent pas, ils vont se tourner vers les chefs terroristes. Nous pouvons tous recruter, par exemple pour 50 000 francs CFA, mais eux (les terroristes) le feront tous les jours. Moi ce sera peut-être une fois tous les trois ou quatre mois. Donc, forcément, nous sommes en compétition. Et ils font mieux que moi, parce que je n’ai pas de propositions à faire à cette jeunesse perdue, qui n’a même pas à manger. Si elle trouve une opportunité, elle la saisira, rien que pour entretenir ses parents, parce que c’est aussi cela notre société malienne. Nous devons entretenir nos parents. Mais si demain on met nos entreprises à l’aise, nous serons plus compétitifs. Nous voulons beaucoup investir, mais, pour cela, nos investissements doivent être protégés et cela n’est pas le cas.

Beaucoup de jeunes s’essayent à entrepreneuriat. Selon vous, les conditions sont-elles réunies pour ceux qui veulent se lancer ?

Les conditions ne sont pas réunies. L’insécurité est un premier facteur bloquant. Ensuite, le jeune n’a aucune expérience. Il n’a pas le choix : il n’y a pas d’offres d’emplois pour qu’il puisse acquérir de l’expérience. Avant de créer son entreprise, il faut d’abord travailler, ne serait-ce qu’une année, pour après essayer d’être créatif et innovant et créer son entreprise par la suite. Ils se lancent directement parce qu’ils n’ont pas le choix. Même si aujourd’hui ils ont l’expérience et le capital, ils n’en sont pas moins en insécurité dans leurs investissements. En deuxième lieu, les Maliens ne sont pas de gros consommateurs. Presque 70% des jeunes ne travaillent pas, alors que ce sont des consommateurs potentiels. Nous sommes aujourd’hui dans une économie libérale, où c’est le volume qui fait gagner de l’argent. Nous ne pouvons pas produire en volume dans notre pays, que ce soit dans l’industrie ou les services. Je veux dire qu’il n’y a pas de revenus, ce qui permet à un individu d’acheter pour que l’argent rentre dans les caisses du privé et qu’une partie, notamment en TVA, aille dans les caisses de l’État, ce qui lui permettra d’assurer la réalisation d’infrastructures communes. Tant que l’on ne consomme pas, il n’y a pas de flux financier vers le Trésor public et vers les entreprises.

En tant qu’entrepreneur accompli, avez-vous envisagé de mettre en place un fonds ou un programme pour soutenir les jeunes ?

Il faut des préalables. À l’heure où je vous parle, je ne mettrai pas en place un fonds, parce que la concurrence est biaisée. Elle l’est par la corruption des fonctionnaires, qui se permettent de produire des biens et des services en utilisant les moyens de l’État. Un jeune quel que soit son niveau, quelle que soit sa capacité, ne peut compétir avec un fonctionnaire qui utilise l’espace dédié de l’administration publique et qui ne paye ni taxes ni impôts. C’est impossible. Il faut d’abord asseoir une compétition saine entre les entreprises. C’est très important et c’est le rôle de l’État, qui doit imposer une assiette fiscale à tout le monde. Ce n’est pas parce que je vends deux œufs que je ne dois pas payer d’impôts et que seul celui qui en vend 100 000 le fasse. Non, si vous vendez deux œufs, même si c’est pour un centime, vous devez payer cela à l’État. Je demande à l’État, avec nos PTF, d’élargir l’assiette fiscale et de procéder à la numérisation de tout le système financier du Mali. Cela permettra, j’en suis sûr, à la jeunesse malienne de se développer. Et beaucoup de fonds viendront la soutenir.

Selon certaines informations, BeIn sports accuserait Malivision de diffuser illégalement ses chaines. Qu’en est-il ?

En tant qu’actionnaire de Malivision, je ne souhaite pas répondre à cette question. Que ce soit BeIn Sports, Malivision ou Canal, la concurrence est ouverte. Tout le monde a une autorisation. Mais personne ne viendra faire de l’argent dans notre pays tant qu’il ne payera pas des impôts et des taxes comme tout le monde.

Vous arrivez cette année au terme de votre premier mandat à la tête du Conseil national du patronat du Mali. Quel bilan en tirez-vous?

Je n’ai pas de bilan à tirer, c’est aux autres de dire si ce que j’ai fait était bon ou pas. Je ne me juge pas moi-même. Par contre, je me labellise. Il y a certaines choses que je ne ferais jamais. Aujourd’hui, je le dis, je ne regrette pas mes cinq années à la tête du CNPM, mais c’est aux autres de juger s’ils sont satisfaits de ma vision, de ce que je suis en train de mettre en œuvre. C’est un poste électif. J’ai une satisfaction personnelle, car j’ai réussi à faire la totalité de ce que je voulais lors de ce mandat.

Source : Journal du Mali